Pour son premier roman, "Sept gingembres", Christophe Perruchas a choisi le milieu qu'il connaît le mieux, celui de la publicité, pour dresser le portrait d'Antoine S., directeur de création, mari amoureux de sa femme, père aimant, cadre apprécié de sa hiérarchie et....prédateur sexuel.
Antoine, 43 ans, n'a peur de rien. Il s'amuse à humilier, envoie des textos pornos à ses collègues en pleine séance, déshabille du regard toutes les femmes de l'agence, fait des blagues machos avec ses copains dans les bistrots. Même l'inspecteur du travail venu l'interroger suite à la dénonciation d'une tentative de suicide d'une de ses collègues fait partie de ses fantasmes.
Pourquoi ce titre
Le titre, plus allusif qu'informatif, intrigue. Pourquoi "Sept gingembres"? Parce que dans la gastronomie japonaise, le gingembre est ce qui permet de retrouver la neutralité du palais entre deux plats. De même, entre les chapitres du roman s'intercale sept fois un gingembre permettant au lecteur de se refaire une virginité dans le flot du cynisme ordinaire.
Le gingembre en question éclaire une autre facette d'Antoine, celle d'un homme fier de son bonheur conjugal et heureux de sa vie de famille, et qui le fait savoir en postant les images de sa félicité sur les réseaux sociaux à grands coups de hashtags #pourtoujours. Cynisme et mièvrerie ont toujours fait bon ménage.
Un univers impitoyable
Si l'auteur connaît bien le milieu de la pub, il en fait aussi la métaphore d'un monde en passe (peut-être) de disparaître. Cosmopolite et branché, profondément lié à la séduction, inféodé aux pressions financière, soumis aux concurrences acharnées, faisant l'objet de fusions ou de rachats rapides, cet univers est impitoyable. A l'image de cette scène où une nouvelle venue peine à faire passer son PowerPoint, et dont les collègues attendent avec impatience que le boss s'énerve pour pouvoir l'enfoncer d'avantage. Mais Antoine, avec son blabla digital et l'impunité liée à son statut, se sent très à l'aise dans cette arène cruelle. A l'aise jusqu'à ce que la vague #metoo, qu'il n'a pas pas vu venir, l'emporte.
Toxique et obsédé
Le livre, sans suspense, commence dans la cantine d'un hôpital psychiatrique où se retrouve Antoine. On comprend que cet homme a explosé en vol, que les plaintes et enquêtes relayées par les médias ont eu raison de son impunité et que sa direction l'a lâché, craignant pour son image, elle qui est censée être à l'avant-garde des mouvements sociaux.
Le récit est raconté non pas du côté des victimes mais de celui du harceleur qui use et abuse des anglicismes. Antoine ne voit pas, ne sent pas ce que les autres personnes peuvent vivre ou éprouver, totalement imperméable à leur réaction. Il est immature émotionnellement, totalement égocentrique et obsédé par sa braguette. Certains diront qu'il est le prototype du pervers narcissique, dont on peut identifier tous les critères ici. Pour l'auteur, c'est un peu plus complexe.
Coupable mais aussi victime
Antoine est coupable, sans aucun doute, mais il est aussi victime d'une société qui ne pense qu'au profit, qui rend les gens malades, puis les jette. Une société qui fabrique des mâles blancs bourrés de testostérone pour assurer sa pérennité. Antoine, lucide et lui-même écoeuré par la cruauté du monde, est le fruit d'un système qu'il contribue à entretenir pour son intérêt personnel. "Sept gingembres" est moins le procès d'un homme que la dénonciation d'un monde cupide et vulgaire.
Horripilant mais juste
Ecrit comme si on était dans la tête d'Antoine, comme une caméra embarquée directement du narrateur au lecteur, le livre accumule les bouts de textos, les fragments de rapports issus des Ressources humaines, les like et autres émoticones. Le rythme effréné ne laisse aucune place à l'introspection. C'est assez horripilant mais ça sonne très très juste.
Sujet proposé par Geneviève Bridel
Adaptation web: Marie-Claude Martin
"Sept gingembres", de Christophe Perruchas, éditions du Rouergue.