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Gottfried Keller, le biotope de la suissitude

Portrait de Gottfried Keller (portrait de Karl Stauffer-Bern datant de 1886). [DR]
Portrait de Gottfried Keller (portrait de Karl Stauffer-Bern datant de 1886). - [DR]
Les éditions Zoé publient pour la première fois en français l'ensemble des nouvelles de Gottfried Keller formant le cycle "Les Gens de Seldwyla". Grâce à la traduction de Lionel Felchlin, l'univers de l'auteur zurichois fait merveille par sa douce ironie et son réalisme souvent cru.

Né à Zurich en 1819, Gottfried Keller se destinait à une carrière de peintre que sa propre exigence ne lui permit pas de poursuivre. Il en conserva pourtant un regard aiguisé sur la société, le goût du portrait littéraire et des métaphores poétiques.

Au bord de la belle rivière qui passe à une demi-heure de route de Seldwyla, une large ondulation du terrain s'élève, bien cultivée, pour se perdre dans la plaine fertile. A son pied se trouve au loin un village qui compte plusieurs grandes fermes et, sur la douce colline, il y avait trois champs magnifiques, comme trois longs rubans disposés côte à côte.

Gottfried Keller, "Roméo et Juliette au village"

Poésie politique et radicalisme

Politisé dans sa jeunesse dans le contexte de la Guerre du Sonderbund (1847) entre conservateurs et progressistes, Keller rejoignit le mouvement radical et rédigea des poésies politiques qui connurent un franc succès à Zurich. En phase avec la construction de la Confédération de 1848, il séjourna à Berlin entre 1850 et 1855, période au cours de laquelle il rédigea le premier tome de ses nouvelles sur Seldwyla.

Le deuxième tome fut écrit en 1874 et remporta un immense succès tant en Allemagne qu'en Suisse. Dans sa postface, Dominique Müller souligne qu'après le "Faust" de Goethe et le "Guillaume Tell" de Schiller, une des nouvelles de Seldwyla s'est vendue à des millions d'exemplaires en cinquante ans. Surnommé le "Shakespeare de la nouvelle", l'écrivain zurichois a popularisé le genre en y introduisant une prose basée sur l'oralité et un fait inouï qui éclaire toute l'intrigue.

Au milieu de nulle part

Seldwyla est une paisible bourgade de la Suisse rurale du 19e siècle, localité imaginaire où se concentrent plusieurs types d'Alémaniques, observés par Keller avec une distance à la fois amusée et empathique. Leur particularité tient à ne rien faire comme tout le monde, à réussir dans leur jeunesse en spéculant puis à ruiner leur fortune la quarantaine passée.

Or ils vivent gaiement et de bonne humeur, tiennent la convivialité pour leur marque distinctive et, quand ils arrivent quelque part où l’on ne se chauffe pas du même bois, [les Seldwylois] critiquent d'emblée l'hospitalité du coin, croyant que personne ne les surclasse dans cet art.

Gottfried Keller, "Les Gens de Seldwyla", Zoé 2020

Un conteur plein d'humour

Si Lionel Felchlin, l'excellent traducteur des "Gens de Seldwyla", apparente volontiers Keller au mouvement réaliste en vogue au 19e siècle, il lui ajoute un désenchantement politique sur la Suisse du dernier tiers de son siècle. Car du premier tome publié en 1856 (et traduit partiellement en français dès 1864) au second en 1874, le capitalisme a augmenté sa capacité de nuisance sous le regard de Keller, et partant, cette profonde transformation ne pouvait lui échapper. Là, réside la profondeur de sa littérature, la précision des descriptions, la typologie des caractères et le tragique des situations qui happent les personnages en marge des conventions.

>> A écouter, l'entretien avec Lionel Felchlin, traducteur de "Les Gens de Seldwyla" :

Le traducteur Lionel Felchlin. [DR]DR
Entretien avec Lionel Felchlin, traducteur de "Les Gens de Seldwyla" de Gottfried Keller / QWERTZ / 20 min. / le 25 novembre 2020

Relire Keller aujourd'hui, n'est-ce pas se convaincre, comme nous y invite tout grand écrivain, du lourd poids du contrôle social, du cynisme des puissants et de la beauté d'une nature éternelle que les hommes ont entrepris de détruire? Non sans humour, quel tour de force!

Christian Ciocca/ld

Gottfried Keller, "Les Gens de Seldwyla", traduit de l'allemand par Lionel Felchlin ["Les lettres d'amour détournées" par Marion Graf], Éditions Zoé, 2020

A signaler une autre traduction parue cet automne: Reto Hänny "L'Ombre de Bloom", traduit de l'allemand par Lionel Felchlin, Éditions d'En bas, 2020 

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