On ne le connaissait pas dans le registre de l'humour, ni dans la province française. Mathias Enard nous avait habitués à des livres passionnants d'érudition qui nous conduisaient aux quatre coins d’un vaste territoire inlassablement arpenté par cet écrivain polyglotte, de l'Autriche au Moyen Orient en faisant un détour par l'Espagne, avec "Zone", en 2008, ou "Boussole" en 2015, qui lui a valu le Prix Goncourt et le Goncourt de la Suisse.
Aujourd'hui, avec "Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs", Enard nous donne à lire le carnet de bord de David Mazon, jeune ethnologue parisien qui part s'installer dans un petit village de l'Ouest de la France pour étudier la ruralité. L'innocent se retrouve dans des situations cocasses, observées avec tendresse par l'écrivain qui sait être drôle sans se moquer, ni du Parisien ni des ruraux. Il ne s'en tient pourtant pas là et invite le lecteur dans le passé. Chaque personnage du village est en effet la réincarnation d'individus ou d'animaux ayant vécu à des époques plus anciennes, ce qui permet à Enard de se balader dans le temps et visiter par l'écriture l'histoire mouvementée de la région.
Tous les habitants du village se réincarnent, un peu comme le pensent les bouddhistes. Tout cela travaille le terreau historique d’une façon qui n’est pas du tout linéaire. Et ça permet de relier ce village, qu’on pense isolé dans l’espace et dans le temps, au destin commun.
Les terres de l'enfance
L'auteur n'a pas choisi l'Ouest de la France par hasard: c'est là qu'il est né et qu'il a grandi. Et c'est intéressant de voir ainsi l'auteur cheminer sur les terres de l'enfance avec ses outils d'écrivain, en choisissant la fiction plutôt que l'autobiographie. Mais, dans ce portrait d'une France rurale à travers les siècles, c'est surtout la violence, particulièrement la violence faite aux femmes, qui transparaît. Ainsi, du passé au présent, les personnages croisés dans son livre construisent le portrait d'une population oubliée de l'histoire officielle, traversée de secrets que l'écrivain dévoile peu à peu.
L’ethnologue suait sang et eau pour essayer de traduire le récit de l’ancêtre, décrypter la langue si ancienne et sauvage, patois de la terre et de la violence de la terre que l’on n’entend plus beaucoup de nos jours, car on en a honte, comme autrefois on avait honte de ces mains noires de poussière qu’on planquait dans son dos quand venaient l’instituteur et sa férule, qui parlaient si bien français.
Au centre du roman, Enard a réservé au lecteur un banquet gargantuesque. Celui que les fossoyeurs s'accordent, défiant la mort pour une journée, le temps de manger et de raconter à leur tour des histoires. L'auteur ici se fait rabelaisien, célébrant dans un chapitre jubilatoire cet écrivain mythique, lui aussi originaire de la région.
Sylvie Tanette/mh
Mathias Enard, "Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs", Actes sud
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