Lucienne Peiry est commissaire d’expositions remarquées et remarquables, comme "Inextricabilia, enchevêtrements magiques" en 2017; elle est également l’auteure d’un ouvrage de référence, "L’art brut". Selon elle, les artistes d’art brut sont des "autodidactes, des exclus, des excentriques, des marginaux, des solitaires… qui dans leur monde onirique deviennent des démiurges".
Avec "Ecrits d’art brut", elle a souhaité aborder cet aspect spécifique des textes, parce qu’ils sont souvent délaissés, moins accessibles au public que les sculptures ou les peintures. Or, ces écrivaines et écrivains qui travaillent à huis clos, qui écrivent une sorte de journal intime continu, n’ont pas l’intention de publier leurs textes, mais d’expérimenter et goûter le plaisir de tracer des lettres. Une œuvre qui mérite une grande attention.
Au coeur des vies dévastées
De la prière à l’imprécation en passant par des poèmes, des recettes de cuisine, des lettres d’amour ou de réclamation, ces textes sont souvent d’une puissance débridée, qui nous plongent dans des vies souvent brisées, voire saccagées, par les évènements et la maladie mentale. Au-delà de ces ravages, Lucienne Peiry invite le lecteur à découvrir ce qu’ils recèlent de "poésie sauvage".
Parmi ces œuvres figurent celles de Constance Schwartzlin-Berberat (1845-1911), pensionnaire de l’hôpital de la Waldau (BE), qui peint des textes avec une grâce remarquable, en jouant avec les dimensions, les transparences et aussi avec les mots:
Recette de flancs doux tellement changés qu’ils en sont méconnaissables… ils sont moulus fins fait par la papillote à la crème ou à la rose… ou au coquelicot…
Ou celles de Gaspard Corpataux, ancien avocat interné à l’hôpital psychiatrique de Marsens (FR) en 1880 qui, à l’aide d’une écriture cursive impeccable, avec un grand soin de la symétrie, de l’ordre, de l’usage de codes juridiques, du soulignement, du contraste du rouge et du noir, réclame des années durant sa libération.
"par 26 ans 8 mois de travaux en émoi sortez mon tout d’office ou bien retirez-vous en bon congé de droit".
Gaspard Corpataux, cité dans "Ecrits d’art brut"
Toutes sortes de supports
Les supports de ces textes sont également très variés: le papier entre autres, mais pas seulement. Toutes sortes de surfaces, de matières, de médiums sont utilisés avec une créativité souvent dictée par la nécessité. Pour les artistes bruts, écrire c’est parfois peindre, dessiner, gratter, griffonner, creuser, sculpter.
"Ecrits d’art brut" est composé de brefs chapitres, richement illustrés, avec l’ajout de "traductions" de ces textes, dont certains relèvent plus du palimpseste, dont l’écriture est souvent difficile à déchiffrer. C’est un très bel ouvrage, magnifiquement illustré, poignant, bien sûr, autant par la puissance d’expression que l’on y découvre, que par la détresse traversée.
Lucienne Peiry avertit le lecteur dès l’introduction qu’"explorer ces écrits d’art brut exige de dépasser leur opacité première, puis accepter d’être désorienté et de prendre des risques pour découvrir des œuvres hybrides et réellement inédites".
Nous voilà prévenus!
Isabelle Carceles/mh
Lucienne Peiry, "Écrits d’art brut. Graphomanes extravagants", Editions du Seuil.
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