Deux cents ans après sa première parution française, Frankenstein fascine encore. Reflet d’un colloque international tenu l’an dernier, le recueil "Frankenstein, le démiurge des Lumières" dirigé par Michel Porret et Olinda Testori explore par le texte et l’image la figure mythique de la créature balafrée.
Une genèse à Genève
"Frankenstein ou le Prométhée moderne" est né dans l’imagination de l’écrivaine anglaise Mary Godwin, épouse du poète Percy Shelley, lors d’un "concours" lancé par leur ami et poète Lord Byron à Cologny en été 1816. En plein romantisme, ces jeunes créateurs étaient férus d’ambiance gothique assombrie par les ténèbres, les orages et les spectres. Décor propice à l’émergence d’un savant genevois, Victor Frankenstein, médecin matérialiste au sens du XVIIIe siècle, hanté par les origines de la vie. Sans scrupule, le personnage de Mary Shelley conçoit dans son laboratoire à la manière d’un alchimiste moderne la conception non sexuée d’un "double" par recomposition de chairs cadavériques, humaines et animales.
Créature abandonnée
La figure d’une créature monstrueuse se retournant contre son créateur détourne le récit de la Genèse qui pensait la bonté divine dans l’engendrement d’Adam et Ève. Mary Shelley comme ses contemporains avait lu avec passion les thèses de Rousseau et son éthique républicaine. A cet égard, le savant genevois Victor Frankenstein, "aimanté par la recherche de la pierre philosophale et l’élixir de vie", ressemble plutôt à ces héros sadiens qui se moquent de bienséance pour assouvir leur soif égoïste et jouissive de connaissances.
En réussissant à donner l’étincelle de vie à un géant cousu de toute pièce, il inaugure la quête moderne de l’engendrement contre nature et contre les desseins divins. A son tour assoiffée de la reconnaissance que lui refuse Frankenstein, la créature sans nom verse dans le crime et l’abjection en criant son besoin d’amour jusqu’au Pôle Nord.
Icône pop
Le roman de Mary Shelley s’est imposé dans le monde entier dès sa parution en 1818, puis sa première traduction française en 1821, comme un best-seller de la littérature d’épouvante. Mais une lecture attentive place ce chef-d’œuvre dans la littérature édifiante, voire éthique, par le refus du défi prométhéen du docteur Frankenstein.
Avatar de Dieu, ce démiurge serait-il l’Ange rebelle ou le prototype de l’artiste moderne, bricolant à l’infini des doubles de lui-même? Le cinéma s’en est emparé dès 1910 et dans le sillage de l’expressionnisme allemand, la fortune du monstre en noir et blanc a trouvé dans l’acteur Boris Karloff son avatar idéal dans le film de James Whale en 1931. A ce jour, plus de cent cinquante versions ont été tournées, y compris des parodies pornographiques.
L’allégorie du progrès
Fruit des conceptions philosophiques des Lumières, Frankenstein et sa créature relancent sans cesse la question de la stupidité naturelle face à l’intelligence artificielle, débat des plus actuels. Dans ces dérives post-humanistes, cyborgs, robots, androïdes, comme les homoncules d’autrefois, pourraient-ils dépasser "homo sapiens" voire le détruire?
Aux dystopies contemporaines, Valéry Cossy préfère dans sa contribution ("Différence de sexe et humanité") insister sur le caractère politique et genevois, donc patriarcal, de la fiction de Mary Shelley, grande lectrice de Rousseau, et volontiers ironique sur "l’obsession virile" de puissance. Critique et ironique, le roman de Shelley questionne l’exclusion du monstre hors de la société, une société alors dominée par des mâles blancs et fortunés, à l’exception des femmes, des Noirs, des Amérindiens, des esclaves, des pauvres, etc., ce qui fait tout de même beaucoup de monde.
Christian Ciocca/mh
Collection L’Équinoxe N° 15, "Frankenstein, le démiurge des Lumières" sous la direction de Michel Porret et Olinda Testori, Georg Éditeur, 2020 avec la contribution de Valérie Cossy.
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