C'est un port de l'Adriatique aux splendeurs impériales, une ville aux artères raides, chahutées par la bora, ce vent débridé. Quand il la découvre au début des années 1980, alors employé de la Compagnie des wagons-lits, Samuel Brussell saisit que Trieste est un terminus anachronique, un hors-champ mystérieux: "on pouvait, le temps d'une halte, oublier ce siècle obsédant, oublier où l'on était." Trieste, elle, ne s'oublie pas.
Inlassablement, en grand amoureux de l'Italie, l'homme y est revenu, pistant auprès des bouquinistes et des libraires zélés les fantômes d'une vie littéraire engloutie. Journal de bord ou puzzle inachevé, son "Alphabet triestin" accumule les indices comme autant d'aiguillages sur la voie d'une familiarité inaccessible.
"Enigme irrésolue", Trieste a certes la réputation d'avoir hébergé quelques géants des lettres européennes. De Joyce à Rilke, de Stendhal à Svevo, tous alimentent le mythe d'une cité bénie des muses. Mais c'est une autre scène, plus proche, plus indigène, que Samuel Brussell s'efforce de reconstituer.
Trieste est le lieu de toutes les diasporas, où le choix entre l’exil et les racines, entre l’apaisement et la neurasthénie, n’existe plus. Anita Pittoni, avec le Zibaldone, donna un ancrage à sa ville.
Un cercle artistique
Car chez les bouquinistes, ce bibliophile épris de voyages poétiques découvre les petits livres du Zibaldone, une maison d'édition fondée en 1949 par Anita Pittoni. Artiste textile dans une première vie, célébrée dans les biennales du monde entier pour ses créations audacieuses, cette Triestine pratique également la poésie, ambitionnant de constituer, dans sa ville natale, un cercle artistique à l'identité singulière.
Fasciné par sa plume autant que par sa vision généreuse, Samuel Brussell convainc les éditions La Baconnière de publier en français les écrits d'Anita Pittoni, récemment découverts. Après "Confession téméraire", paru en 2019, les éditions genevoises livrent aujourd'hui son "Journal", consacré aux années 1944-1945. Et si son "Alphabet triestin" parcourt le monde des lettres italiennes en zigzags, Samuel Brussell réserve de nombreuses pages à la figure et aux mots d'Anita Pittoni. Pôle magnétique d'une ville aux charmes à jamais déboussolants.
Nicolas Julliard/mh
Samuel Brussell, "Alphabet triestin", Ed. La Baconnière, et Anita Pittoni, "Journal 1944-1945", Ed. La Baconnière
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