Au titre, "Perdre le corps", on imagine une passion débordante. En réalité, il s'agit d'un amour sincère et durable entre un jeune Togolais, Maxwell Sitti, et Minna, l’employée d’un pressing à Lomé. Cet amour est d’autant plus étonnant qu'il débute comme un contrat scabreux.
Un riche voisin du jeune homme, Monsieur Adodo, lui offre en effet une grosse récompense pour séduire Minna, en arguant que lui-même est trop âgé pour poursuivre sa liaison avec elle. Difficile d’imaginer que cet amour sur commande et rétribué puisse déboucher sur quelque chose de beau et de bon. Et pourtant! C'est ici que que "Perdre le corps" prend son sens le plus littéral: le narrateur, le jeune Maxwell, tombe sous le charme de la belle Minna, naturelle, innocente, ravissante. Il l’aime de tout son corps et de toute son âme.
Le mépris du corps
En observant le monde autour de lui, le héros découvre le mépris de certains hommes pour le corps des femmes. Il va d'ailleurs être approché par un businessman corrompu qui veut lui acheter sa petite amie et lui propose des sous – encore! – pour qu’il ferme les yeux sur la liaison qu’il veut entretenir avec Minna.
Au final, le marché proposé par ce riche voisin se transforme en leçon de vie parce que cet homme n’a pas choisi le jeune Maxwell par hasard. Tous deux vont se lier d’amitié.
"Perdre le corps" est un livre sur le partage et la transmission. Monsieur Adodo, qui vit la moitié de l’année en Europe, porte un regard lucide et perçant sur son pays, tout comme Théo Ananissoh lui-même, qui a quitté le Togo à 24 ans. Après avoir vécu en France, où il a enseigné la littérature, il s'est installé en 1992 en Allemagne.
Une réflexion sur la liberté et le plaisir
En se rendant dans le nord du pays, où la beauté des paysages contraste avec l’absence de structures sanitaires, l’aîné évoque dans le livre la dignité du corps et l’hygiène qui fait défaut. Le récit débute comme une histoire libertine et évolue vers une réflexion sur la liberté, le respect, la domination de l’esprit et une conception du corps comme un instrument de bonheur, de plaisir et d’exploit aussi, mais à condition qu’il soit soumis à l’esprit. Sans l’esprit, comme le dit Ananissoh dans une interview à Africultures, il est "inertie, supplice, humiliation".
Comme Montaigne ou La Bruyère, Théo Ananissoh observe les mœurs de ses contemporains. Il est conscient que l’exil dans lequel il vit, même s’il se rend souvent en Afrique, favorise son regard critique sur ce continent qu’il aime et qu’il a quitté il y a trente-cinq ans, lui qui est né en 1962 au temps des indépendances africaines. Son pays, le Togo, a acquis son indépendance en avril 1960.
L'exil pour être publié
Pour Théo Ananissoh, les écrivains africains, souvent exilés parce que mieux publiés à l’étranger, révèlent une réalité que leurs compatriotes restés au pays ne voient peut-être pas. A savoir leur part de responsabilité dans la situation actuelle. D’ailleurs, Théo Ananissoh n’hésite pas à rappeler la complicité africaine dans l’esclavage à travers les propos de Monsieur Adodo sur le village de Hévié, au Bénin, aussi appelé le "Vatican du vaudou".
Vendre des humains à des inconnus venus et repartis on ne sait où a imprimé dans l’âme des hommes une irrépressible angoisse. On a inventé le vodou pour conjurer cette chose inouïe qu’est vendre des êtres humains et pour tenter de se protéger soi-même d’un tel sort.
Ce roman se lit comme une fable sur l’amitié, la confiance et le courage. Rien n’est démonstratif, tout est suggéré, et l’écriture sobre et sensuelle fait que l'on s’attache à ces personnages en quête d’un peu de propreté dans un monde qui en manque cruellement.
Geneviève Bridel
Adaptation web: mh
Théo Ananissoh, "Perdre le corps", éditions Gallimard.
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