A la recherche de Mark Hollis, l'absent aigu
Seize secondes de silence. Un quart de minute pendant lequel le souffle d'un amplificateur, la pulsation sourde d'un trémolo affûtent l'oreille aux sons à venir. C'est là le début de "Laughing Stock" de Talk Talk, un album de 1991 érigé en objet de culte par toute une génération. Le manifeste sonore, jusque dans ses silences, d'un musicien dont la ligne de conduite se résumait ainsi: "si vous décidez de briser le silence, essayez d'avoir une bonne raison de le faire".
Deux ans après la mort de Mark Hollis, âme créative du groupe anglais, certains estiment à juste titre avoir une bonne raison de rompre le silence. Par les mots tout d'abord: avec "Mark Hollis ou l'art de l'effacement", première biographie en français, Frédérick Rapilly retrace la lente disparition d'un homme dont l'ambition artistique fut aussi colossale que son désir d'en fuir les succès publics.
Des débuts punk
Dès les premiers mots, jetés avec hargne dans une cavalcade punk de saison, le propos est limpide: chanteur du groupe londonien The Reaction, Mark Hollis grave en 1977 la chanson "Talk Talk Talk Talk", annonciatrice du groupe à venir et première manifestation de son rejet des bavardages.
Le monde médiatique ne lui en saura pas gré: alors que les trois de Talk Talk, relookés en garçons-coiffeurs pop alignent les tubes aux sons clinquants, Mark Hollis se revendique de Debussy, d'Ornette Coleman ou du groupe krautrock CAN. En Angleterre, l'incompréhension est totale, et la férocité des magazines d'alors, reflétée dans la biographie de Frédérick Rapilly, donne le sentiment d'un créateur en décalage complet avec son époque, son milieu et ses valeurs.
Toute la carrière de Mark Hollis consiste dès lors à rectifier le tir, à trouver l'alignement idéal entre ses ambitions, son génie mélodique et son désir impérieux de mener une existence normale, en bon père de famille et conjoint.
Le refus de la scène
Appliquant la recette éprouvée par les Beatles, Mark Hollis renonce à la scène, et les deux derniers disques du groupe, ainsi que son unique album solo, sont le fruit d'une patiente décantation, le produit de longs mois de claustration dans l'obscurité d'un studio boisé.
De cette aventure opiniâtre ne restent aujourd'hui que quelques témoins réticents à briser le silence imposé par le très secret Mark Hollis, décédé en février 2019. Comment lui consacrer dès lors un film documentaire? C'est là le défi que s'est lancé le réalisateur belge Gwenaël Breës.
Interdiction d'utiliser sa musique
"In a Silent Way", documentaire présenté ces jours dans plusieurs festivals en ligne, raconte l'impossible quête de ce musicien évanoui. Fasciné par la musique de Talk Talk et la disparition progressive de son leader, le cinéaste documente les démarches qui l'ont conduit à opter pour un film impressionniste, portrait en creux d'un musicien aussi mystérieux et mythique que le monstre du Loch Ness.
Car très vite, la dure réalité s'impose à lui: non seulement Mark Hollis, joint par mail, rejette l'idée d'un documentaire évoquant sa musique, mais ses avocats refusent catégoriquement toute utilisation d'une seule note de musique de Talk Talk dans le film envisagé.
La quête, plus que le résultat, devient alors le sujet du long métrage: retournant sur les lieux de création de son héros, Gwenaël Breës nous donne à ressentir par l'image, par un travail remarquable sur le son et la musique ajoutée, cette Angleterre maritime à la misère palpable.
De stations balnéaires décaties en studios désaffectés, la caméra traque les fantômes de l'inspiration, l'esprit des lieux dans lesquels Mark Hollis a sublimé l'ordinaire. Et les témoins qu'il rencontre, généreux et compatissants, expriment tous le regret d'occasions manquées, d'une histoire qui aurait pu s'écrire sans le sacrifice public de son principal artisan.
L'essentiel de l'histoire reste donc encore là, dans ces trois disques magistraux, gravés entre 1988 et 1997, dont le charme précieux résiste, mieux que beaucoup, à l'outrage des ans.
Nicolas Julliard/ld
Frédérick Rapilly, "Mark Hollis ou l'art de l'effacement", éditions Le Boulon.
Gwenaël Breës, "In a Silent Way", film documentaire, 88 mins.
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