Discrétion de Moudon
Depuis mes premiers poèmes dans mon jeune âge, je me demande si je ne suis pas né sous une étoile discrète. J’ai vu le jour à Moudon le 30 juin 1925 dans cette bourgade broyarde encore campagnarde, un peu d’industrie et sa ville haute datant du Moyen Âge.
Mon père y était vétérinaire, originaire d’Échallens au cœur du Gros-de-Vaud, et ma mère comme les siens avait une nature plutôt inquiète et beaucoup de finesse. Premiers mélanges bien que j’aie été élevé "à la dure", c’était l’époque. Un peu de cet esprit protestant qui ne m’a pas mené sur les chemins de la croyance, mais m’a laissé le goût d’une certaine spiritualité. La poésie l’y côtoie mieux que d’autres cheminements. Ma tante, passionnée par l’univers germanique, m’a initié à la grande musique : Wagner, Beethoven.
Si vous visitez aujourd’hui le musée du Vieux-Moudon, vous y croiserez les figures historiques, les représentants des baillis bernois, la présence de la maison de Savoie qui dominait le Pays de Vaud jusqu’en 1536, chassée par Leurs Excellences de Berne, des meubles, de vieux outils, des gravures de la Broye, des paysages, mais vous ne m’y trouverez pas. Discret, encore une fois…
L’entrée en poésie
En 1933, ma famille a déménagé dans le chef-lieu vaudois, Lausanne, "Cette paysanne qui a fait ses humanités" comme l’a écrit Ramuz qui dominait alors les lettres romandes. Mon père y deviendra plus tard vétérinaire cantonal. A l’âge de treize ans, j’ai dactylographié mes premiers "Poèmes", deux autres suivront que j’ai offerts à mes parents pour Noël. Au collège, la culture grecque, la figure de Socrate, le théâtre d’Eschyle m’a passionné. Plus tard, je traduirai "L’Odyssée" de Homère, l’un des premiers chants de notre culture occidentale.
A seize ans, le 27 juin 1941, j’ai vécu une expérience décisive. A la remise du prix Rambert décerné cette année-là à Gustave Roud pour son recueil "Pour un moissonneur", Ramuz a fait l’éloge du lauréat et pour le remercier, Roud nous a révélé :
[…] celui qui n’avait pas entendu chanter, après une nuit de marche, l’alouette annonçant le réveil d’un monde plus pur que son chant ne comprendrait probablement pas ce qu’était la poésie.
En 1942, j’ai commencé avec Roud une correspondance et noué une amitié qui ne s’éteindra qu’à la mort du poète de Carrouge dans le Jorat où il vivait avec sa sœur Madeleine, presqu’en reclus jusqu’en 1976. Grâce à lui, je me suis plongé dans la poésie de Hölderlin, poursuivi ma lecture de Rilke, de Claudel.
Premiers pas en tant que traducteur
Mes études de lettres à l’université de Lausanne m’ont familiarisé avec la philosophie, le grec ancien, la langue allemande.
Ma rencontre en 1946 avec l’éditeur lausannois et mécène Henry-Louis Mermod m’a permis d’entrer dans le monde des traductions qu’il m’a confiées dont celle de "La Mort à Venise" de Thomas Mann et plusieurs autres. C’est par les traductions de l’allemand, de l’italien notamment que j’ai pu par la suite gagner ma vie. Mermod m’a confié sa représentation à Paris après un séjour enchanteur en Italie, où j’ai respiré la sensualité, la lumière, la liberté de vivre. L’Italie qui m’avait déjà enivré grâce aux madrigaux de Monteverdi entendus à Lausanne par l’Orchestre de Chambre de Lausanne et Victor Desarzens.
Mon attirance pour la littérature et la poésie allemandes tout comme celles de l’Italie, le Nord et le Sud m’apparente à ces cours d’eau de Suisse romande qui coulent tantôt vers le Rhin, tantôt se jettent dans le Rhône. Rilke, Musil, Ungaretti, Leopardi plus tard le peintre Morandi se côtoient.
En janvier 1948, je me suis installé dans le VIIe arrondissement de Paris en poursuivant mes recherches pour Mermod.
Premier recueil de poésie en 1953
En 1949, je travaille à mon premier grand recueil de poèmes "L’Effraie" que publiera Jean Paulhan rencontré à Paris en 1953 chez Gallimard.
Je sais maintenant que je ne possède rien, Pas même ce bel or qui est feuilles pourries, Encore moins ces jours volants d’hier à demain À grands coups d’ailes vers une heureuse patrie.
1953 a été une année féconde grâce à ma collaboration régulière sous forme d’articles à la revue "La Nouvelle Revue Française", la fameuse N.R.F., mon manuscrit de "L’Ignorant" remis à Gallimard, un titre qui définit bien mes rapports à la poésie, pour moi inqualifiable. Et en octobre, avec ma jeune épouse Anne-Marie Haesler que je fréquente depuis une année, nous nous sommes installés à Grignan dans la Drôme, ce beau village provençal où Madame de Sévigné au XVIIe siècle possédait un château. En 1954, nous y achèterons une maison sans confort ni chauffage, car nos moyens ont toujours été modestes.
En décembre 1953, la publication chez Gallimard de "L’Effraie" rencontre un succès d’estime chez les critiques de Suisse romande et Georges Nicole a pu dire, à mon propos :
Ses vers font plutôt songer, passagèrement, à Verlaine, à Jammes, à certains poèmes d’Apollinaire […] on entend un poète qui parle à mi-voix comme quelqu’un qui raconte.
Un poète à mi-voix, des intervalles et du silence
Par la suite, je passerai pour ce poète à mi-voix, poète des intervalles et du silence, poète volontiers confiné dans son village de Grignan, une légende que ma nature aimable mais peu sociable n’a pas voulu contredire. Qu’importe d’ailleurs, l’important pour moi a toujours été d’exprimer le plus justement - entre le rythme poétique et la coulée de la prose - ma manière de voir et d’être au monde.
Dès 1955, je collaborais avec la "Gazette de Lausanne" en publiant de nombreux articles littéraires et je commençais mon plus long travail de traduction des œuvres de Robert Musil en treize volumes qui s’achèvera en 1989.
Mes voyages en France, Italie et Allemagne m’ont permis de nombreuses rencontres avec des amis poètes ou écrivains.
Dès 1960, ma lecture des haïkus japonais a été révélatrice d’une forme de concision, d’instantanés dont ma poésie va porter les traces, mais ce serait trop dire que je les ai imités.
Mes promenades dans les environs de Grignan ont nourri ma poésie, ma recherche d’une sorte de vérité simple, lumineuse et pleine de doutes. Ma fréquentation des peintres, les aquarelles d’Anne-Marie ont souvent suffi à m’émerveiller…
C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent, et par la fenêtre je vois en ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs, ne faisant bientôt plus qu’une seule masse noire où les lumières de phares circulent, alors qu’au-dessus du ciel, pour le moment encore du moins, demeure un espace, une profondeur presque légère, à peine menacée de nuages.
Un poète de la lumière diffuse ou aveuglante
En cela, je suis bien devenu un poète de la lumière diffuse ou aveuglante, et j’ai tenté tout le long de ma vie de capter ses infinies variations dans les paysages, en moi aussi, poète comme un veilleur de nuit et de jour. Mais je n’ai pas voulu sonner le tocsin, parler à voix haute, ni tragiquement. Bien sûr, la mort de certains proches m'a livré des vers déchirants et mes doutes sur les effets du langage ne se sont pas dissipés.
Parler est facile, et tracer des mots sur la page, En règle générale, est risquer peu de chose […] « fleur » et « peur » par exemple sont presque pareils, et j’aurai beau répéter « sang » du haut en bas de la page, elle n’en sera pas tachée, ni moi blessé.
Malgré mon soi-disant effacement, ma retraite du monde qui m’ont fait surnommer "l’ermite de Grignan", une légende bien loin de ma réalité poétique, j’ai de fait mené une lutte souterraine contre l’enlaidissement, la perte de sens dans une société de plus en plus assourdie, imperméable aux mystères des signes. Un confrère poète, Fabien Vasseur, m’a consacré à la fin de l’année 2020 une monographie "Philippe Jaccottet – Le combat invisible " dans la collection Le Savoir suisse…
De 1960 à 1990, j’ai publié plusieurs recueils qui condensaient mes impressions, mon rapport au monde dans un langage de plus en plus épuré, aérien, de plus en plus apaisé au point d’y faire apparaître une sensualité face aux éléments, la pluie, les fleurs baignées de rosées, le mouvement d’une écume sur un étang. J’ai aussi affronté les paroles douloureuses face à la mort, dans mon recueil "Leçons" en 1977.
Autrefois, Moi l’effrayé, l’ignorant, vivant à peine, Me couvrant d’images les yeux, J’ai prétendu guider mourants et morts.
Je ne me suis dressé contre la grandeur et de la beauté et des douleurs, mais contre la grandiloquence ; jamais, je n’ai pu élever la voix. J’ai tenté au mieux d’élever nos sentiments les plus purs, les plus attentifs aux menues manifestations de la vie, jusqu’au grand départ dans la mort.
Un poète vivant dans La Pléaide
En 2014, mon éditeur Gallimard m’a fait entrer dans la Bibliothèque de La Pléiade, honneur réservé à très peu d’auteurs vivants. En en confiant la rédaction à mon amie, la poétesse José-Flore Tappy et à Fabio Pusterla, j’ai soupesé le poids de l’ensemble de mes œuvres rassemblées en 1630 pages sur papier bible. Un événement littéraire qui m’a presque étonné moi-même.
Dans l’un des mes derniers livres, "Ce peu de bruits"» une sorte de journal, en 2008, j’ai voulu accompagner mes défunts dont ma chatte dont j’ai dû abréger les jours. Je l’observais paresser sur un rocher au soleil, dans des rites presque horlogers.
Une petite âme en chaussons de fourrure, peu de chose, mais tout de même.
Si vous me relisez, comme tant de gens vous y inviteront maintenant que j’ai à mon tour quitté ce monde, dites-vous que j’ai voulu – simplement - dire une part d’essentiel,
[…] peu de chose, mais tout de même.
Christian Ciocca/sb