Guy Delisle maîtrise l’art de rendre le quotidien palpitant. Dans ses bd-reportages, il sait donner de la saveur à chaque petit détail. Le lecteur l’a suivi avec bonheur au cours de ses séjours à l’étranger, quand il accompagnait son épouse dans les missions que celle-ci effectuait pour Médecins sans Frontière en Asie, au Proche-Orient et ailleurs.
Ici, dans "Chroniques de jeunesse", il revient sur son adolescence. Il a 16 ans quand il décroche un contrat à l’Usine de pâte et papier de Québec. Une bête fumante et bruyante, installée dans l’embouchure de la rivière Saint-Charles, depuis 1927. Pendant trois étés, il travaillera au rythme des 4 x 12 heures par semaine. Le plus souvent, de 19h à 7h le matin. Il partage le quotidien des ouvriers du "Moulin" comme le nomment encore les Québécois.
Cela faisait longtemps que l’auteur caressait ce projet en le remettant à plus tard. Car, avoue-t-il, "c’était risqué". Lui qui travaille en principe sur la base de notes et de croquis n’était pas certain de pouvoir se fier à sa mémoire. Jusqu’au jour où son fils Louis a eu 17 ans. Ce fut comme le déclic qu’il attendait. Il était temps de raconter à Louis cette expérience et ses 17 ans à lui. Lui dire ce temps révolu, sans écrans, quand il passait ses journées à dessiner à côté du téléphone pour ne pas rater l’appel d’embauche, ou quand il dévorait le rayon de la bande dessinée adultes de la bibliothèque voisine, des lectures qui deviendront "le socle de ma sensibilité artistique", écrit-il.
J’imagine que le bénéfice de travailler à l’usine quand on a moins de 20 ans, c’est qu’on voit de façon concrète à quoi serviront nos études.
Des tâches dangereuses et pénibles
Avec "Chroniques de jeunesse", Guy Delisle rend hommage aux ouvriers de l’époque. 35 ans plus tard, il témoigne et documente la dangerosité et la pénibilité de leur tâche. Il réveille aussi l’adolescent timide et sauvage qu’il était. Il partage ses rêves de dessin et les racines de sa vocation naissante. Jamais il n’avait prévu de se livrer autant.
Tout comme il n’avait pas prévu d’y mêler son père aussi étroitement. Cet homme taiseux qui, après son divorce quand Guy était encore très jeune, s’est enfermé dans sa solitude, "qui avait perdu l’habitude d’échanger". Malgré lui, ce père – qui a lui-même travaillé plus de 30 ans à l’usine - s’est imposé pour devenir le fil rouge du récit. Un peu comme si Guy Delisle réalisait aujourd’hui à quel point la relation, la non-relation plutôt, qu’il entretenait avec son père l’avait marqué. Assez pour lui rendre cet hommage tendre et pudique.
Parce que c’est ça, la méthode Delisle, il raconte et il dessine au plus près de la réalité. Il va là où le crayon le pousse. Au fil des albums, 19 publiés à ce jour, l’auteur québécois - qui a passé plus de la moitié de sa vie en France - a établi avec son lectorat un rapport de complicité et de fidélité qui se vérifie à chaque étape.
Marlène Métrailler/mh
Guy Delisle, "Chroniques de jeunesse", éditions Delcourt, collection Shampooing