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Perrine Le Querrec dans l’enfer carcéral du 19e siècle parisien

Perrine Le Querrec. [Isabelle Vaillant]
Entretien avec Perrine Le Querrec, autrice de "Les trois maisons", aux éditions d'En Bas / QWERTZ / 24 min. / le 22 mars 2021
Dans son nouveau roman "Les trois maisons", Perrine Le Querrec nous offre une expérience inouïe, celle de nous glisser dans l’esprit, le corps, le silence de son héroïne "aliénée", et découvrir une époque à la fois glaçante et fascinante.

Le foyer, l’hôpital psychiatrique, le bordel. Telle est la trinité de l’enfermement que met en scène "Les trois maisons", nouveau roman de Perrine Le Querrec. L’autrice, née en 1968, vit en France. Son écriture est volontiers iconographique, sa poésie souvent accompagnée d’improvisations musicales, et s’ajoutent à ses recherches formelles sur la langue son travail de recherchiste, qui enrichit de strates documentaires un humus émotionnel très fort.

Hygiénisme et répression

On ne sort pas le cœur léger de ces "trois maisons", puisqu’il s’agit d’une plongée dans la folie, les folies, dans des lieux qui abritent ou qui emprisonnent les personnes marginalisées par la pauvreté ou la maladie. Et on y observe comment la conjonction de divers bouleversements de la deuxième moitié du 19e siècle (la science, l’art, les grands travaux d’urbanisme menés par le célèbre Baron Haussmann et les politiques hygiénistes) vont amener à une société extrêmement répressive envers les femmes.

D’abord il y a la maison mère: au tout début du roman, il y a une naissance, celle de Jeanne, l’héroïne. Jeanne L’Etang passe de la cachette du ventre de sa mère à celle que sa mère lui a ménagée, à l’intérieur d’une soupente. Un peu comme un système de poupées gigognes: la fille vit dans une cachette dans la chambre de la mère, qui vit elle-même en recluse dans la maison de sa mère.

Puis il y a la deuxième maison: ce sera l’hôpital, la Salpêtrière, le redoutable hospice des fous, ancêtre de l’hôpital psychiatrique, qui accueille, enferme et exploite ce qui est considéré comme le rebut féminin de la société: orphelines, alcooliques, syphilitiques, folles, vieilles…

La chorale s’arrête au centre de la rotonde où s’ouvrent huit nefs. Dans l’une, les indigentes, dans l’autre, les épileptiques, dans la troisième, les idiotes, dans la quatrième, les cancéreuses, les aliénées dans la cinquième, les orphelines dans la sixième, les vieillardes dans la septième. La huitième est pour les sœurs.

Extrait de "Les trois maisons" de Perrine Le Querrec

La troisième maison est close, aussi close qu’il est possible (comme on aimait alors à appeler les lieux de "tolérance"). La petite Jeanne va passer d’une maison à l’autre, d’un enfermement, d’une exploitation à l’autre au gré d’un destin implacable mais pas du tout exceptionnel: c’est ce qu’on comprend à la lecture de ce roman très documenté.

Un roman illustré

Car l’autrice connaît cette période dans tous ses détails et nous la fait revivre dans ses aspects haut en couleur, les tarots, les monstres de foire, les exécutions à la guillotine en guise de spectacle populaire, mais aussi la vie quotidienne des orphelines soumises au travail forcé à l’hôpital, ou celles de "pensionnaires" dans un bordel, harassante et déshumanisante.

Pour se représenter visuellement l’univers de Jeanne, il y a des reproductions d’époque: abécédaires et ses illustrations, dessins explicatifs de différentes formes d’ombres chinoises, gravure d’un immeuble en coupe. Tout le livre est parcouru par ces témoins historiques, reproductions de tableaux, articles, photos, plans.

On croise les clients des bordels et les folles de la Salpêtrière, les bourgeois et les mendiants, et on rencontre aussi des personnages historiques: Charcot, Freud, Degas. La fiction est habilement brodée sur le canevas de la réalité. Réalité souvent stupéfiante! Ainsi Charcot, dont Perrine Le Querrec nous affirme qu’il était "une star".

Une lettre en provenance de n’importe quelle partie du monde arrive à destination avec la simple mention sur l’enveloppe: 'Charcot, médecin en Europe'.

Extrait de "Les trois maisons" de Perrine Le Querrec

L’écriture de Perrine Le Querrec est tout sauf réaliste ou documentaire: la poésie imprégne chacune de ses phrases, et le contraste entre la crudité des faits et la subtilité de la langue est une des facettes les plus remarquables de cet ouvrage.

Isabelle Carceles/mh

Perrine Le Querrec, "Les trois maisons", éditions d’En bas. Retrouvez l’autrice dans le cadre du Printemps de la poésie, avec cette vidéo en ligne de la Fondation Michalski.

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