"Je fais attention à n'aller nulle part et de ne rien faire sans témoins", écrit John Steinbeck à son ami Carlton Sheffield, en avril 1939. Son roman, "Les raisins de la colère", vient de paraître et suscite des réactions très violentes, en particulier de la part des Californiens furieux qu'un enfant du pays les fasse paraître aussi cupides, égoïstes et racistes.
Steinbeck a peur pour sa vie, il craint la justice des milices et pense que s'il est encore vivant, il le doit à sa notoriété.
Pourquoi tant de haine? Parce que "Les raisins de la colère" évoque les différentes étapes qui ont mené à la déshumanisation d'une partie de la population américaine, les Okies, ces travailleurs agricoles de l'Oklahoma venus chercher du travail en Californie après avoir dû quitter leurs terres, suite à la Grande Dépression de 1929.
Réalisé par Priscilla Pizzato, le documentaire "Le roman de la colère", à découvrir sur RTS2 le 11 avril et sur Play RTS, réussit un triple pari: faire entendre l'oeuvre de l'auteur américain grâce à plusieurs extraits savamment agencés dans le montage, rendre compte de ce que fut la Grande Dépression et montrer en quoi ce texte nous est contemporain.
Une épopée universelle
L'intrigue raconte l’histoire de la famille Joad qui, en raison du "Dust Bowl", une tempête de sable qui a sévi pendant près d’une décennie dans le Midwest américain, a perdu ses récoltes et dû plier bagage. Sur la foi d’une affiche faisant miroiter le travail facile en Californie, la famille entreprend une odyssée sur la route 66. Arrivé à destination, le clan, à l'image de tous les autres Okies, ne trouve que la misère, l’exploitation, la faim et les camps de réfugiés.
Un best-seller
Commenté, détesté, fustigé, brûlé par certains fermiers, le livre n'en est pas moins immédiatement un best-seller. En 1939, tout le monde ne parle que de ça, de ce livre tendu au souffle épique, de ces personnages en quête d'une conscience collective, de ces descriptions picturales des paysages américains et d'une scène choc, celle de Rose Joad allaitant un mourant.
Vendu à un demi-million d'exemplaires lors de sa sortie - quelque 17 millions depuis - et adapté un an plus tard par John Ford, avec Henri Fonda dans le rôle principal, "Les raisins de la colère" devient le récit des naufragés de la Grande Dépression, l'épopée universelle de tous les laissés pour compte du capitalisme. Steinbeck met en mots ce que montre "Migrant Mother", la célébrissime image prise en 1936 par la photographe Dorothea Lange.
Un travail de journaliste d'investigation
Si le roman est une telle réussite, c'est que Steinbeck connaît son sujet. Il a été témoin de ces flots de migrants, de leur souffrance, de leur humiliation et de leur malnutrition.
En été 1938, Steinbeck est mandaté par le San Francisco news pour une série de reportages d'investigation sur les fermiers migrants. Il leur parle, observe leurs habitudes, décrit leurs habitats et leur façon de parler. L'écrivain doit beaucoup au journaliste. Sans cette commande, il n'y aurait pas eu de "Raisins de la Colère".
Comme Steinbeck voulait écrire sur le vif, écrire l'histoire au moment où elle se fait, il n'a mis que cent jours pour boucler son récit qui lui vaudra le prix Pulitzer et le National Book Award. Roman populaire, "Les raisins de la colère" est aussi un brûlot politique et écologique. L'auteur y dénonce la mécanisation du travail qui éloigne le paysan de son environnement, la surexploitation des sols et leur contrôle par des banques sans visage.
Mécanismes implacables de la dette
"Steinbeck raconte bien comment on a encouragé les fermiers à s'endetter pour acheter des machines, en comptant sur une hausse des prix agricoles, et comment lorsque ces prix se sont effondrés, les métayers se sont retrouvés dans des situations inextricables. Dans l'incapacité de payer leurs traites, ils ont finalement été expulsés", explique l'historien Pap Ndiaye qui tire un parallèle avec la crise des subprimes en 2008.
Le même historien cite le livre de la journaliste Jessica Bruder, "Nomadland" (2019), qui décrit le sort des travailleurs nomades d'Amazon, cette main-d'oeuvre flottante avec laquelle l'entreprise peut jouer selon ses besoins, pour rappeler combien le roman de Steinbeck était prophétique.
Une langue âpre
Mais les dénonciations de Steinbeck n'ont rien d'un manifeste, elles sont toujours concrètes, incarnées à travers des personnages et nourries de détails observés lors de ses reportages. Il lui suffit de décrire le contenu du sandwich quotidien de ces migrants, à base de Spam, cette viande transformée et sans goût, pour dire la perte des valeurs des métiers de la ferme. Ou de décrire les tracteurs comme des tanks pour signifier "le viol sans passion" de la terre par des sociétés anonymes.
On a souvent comparé "Les raisins de la colère" au "Germinal" de Zola pour son côté réaliste, notamment à travers la langue pratiquée par ses protagonistes, une langue rugueuse, argotique, truffée de gros mots. A son éditeur qui lui demandera de changer la fin qu'il juge choquante - la fameuse scène de Rose allaitant un agonisant - et de policer son langage outrancier, Steinbeck répondra:
Je n'ai pas écrit une histoire plaisante. J'ai fait tout mon possible pour mettre les nerfs de mes lecteurs en pelote. Je n'ai jamais changé un mot pour satisfaire les préjugés d'un groupe, et je ne le ferai jamais.
Marie-Claude Martin