En 2014, à 21 ans seulement, il faisait une entrée fracassante sur la scène littéraire avec "En finir avec Eddy Bellegueule", un roman qui racontait son enfance et son adolescence empreintes de violence, d'homophobie et de racisme dans le milieu ouvrier du village d'Hallencourt, dans la Somme. Suivront "Histoire de la violence" et "Qui a tué mon père", deux récits qui mettent en lumière les différents mécanismes de la domination dans la lignée des penseurs Pierre Bourdieu et Didier Eribon, ses références.
Avec son dernier ouvrage, "Combats et métamorphoses d'une femme" (Seuil), Edouard Louis creuse une fois encore la veine sociologique et autobiographique en racontant l'espoir possible de la condition féminine via l'histoire de sa mère, Monique, accablée de maternités précoces. Soumise à une double domination, celle du genre et de la classe sociale, elle réussira néanmoins à s'en affranchir.
Une photo qui déclenche la réflexion
L'idée de ce roman très court lui est venue le jour où, par hasard, en rangeant ses affaires, Edouard Louis tombe sur une photo de sa mère à 20 ans.
Elle paraissait lumineuse, heureuse, projetée vers le futur alors qu'enfant, je l'ai toujours connue assombrie, enfermée dans l'espace domestique et humiliée par mon père qui se moquait d'elle en la traitait de 'grosse vache', ce qui faisait rire les gens du village. Elle-même était très dure, injuste, me reprochant mes attitudes efféminées qui faisaient, disait-elle, la honte de la famille.
Il comprendra plus tard qu’elle et lui étaient les deux faces d’une même oppression, que le statut de gay était proche de celui de femme dans la société patriarcale et que sa mère reproduisait la violence dont elle-même était victime. Il se souviendra aussi de son mépris à l'égard de cette mère, dont il ne voulait pas être le fils. La honte, et surtout la honte d'avoir honte est un des leitmotiv de son oeuvre. Une scène du livre éclaire ce rejet, celle où Monique écoutait, les rares moments où elle se sentait bien, "Wind of change" du groupe allemand Scorpions.
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Un titre qui rendait le sourire à sa mère. Sourire qu'Eddy enfant ne supportait pas. "Je détestais ce visage du bonheur chez ma mère. Comme petit garçon, j'avais intégré l'ordre du monde, la soumission de ma mère, son effacement comme femme. Les enfants sont très conservateurs. Ce livre est aussi celui qui me permet de me défaire de l'enfant que j'étais. Il m'a fallu 25 ans pour devenir le fils de ma mère", poursuit l'écrivain qui enseigne aussi à La Manufacture - Haute école des arts de la scène de Lausanne.
Loin du règlement de comptes, "Combats et métamorphoses d'une femme" est un bel hommage à sa mère pour laquelle il a eu pourtant des mots violents dans son premier livre.
La littérature, c'est la suspension du jugement. Rien n'est plus opposé à la scène d'un tribunal que la scène d'un livre. On n'accuse pas, on tente de comprendre. Qu'est-ce qui fait que les gens sont durs? J'ai compris que ma mère était agie par des forces plus grandes qu'elles.
Ecrire pour forcer à entendre
"Ca y est, je l'ai fait!" C'est ainsi que Monique annonce qu'elle a mis son mari à la porte, jeté toutes ses affaires dans la rue, le priant de ne plus jamais revenir. Monique a 45 ans, c'est le début d'une autre vie, la sienne. Comme pour Eddy Bellegueule devenu Edouard Louis, normalien, éditeur et figure phare de la scène littéraire.
Mais pour ce fils d'ouvrier, sortir de sa condition, de sa misère, de sa précarité, ne revient pas à épouser le camp adverse, même si par son statut d'intellectuel de gauche il a intégré une certaine élite. "Je veux faire entrer de force dans les milieux dominants les vies, les visages et les corps de ceux qu'ils ne veulent pas voir et écouter. J'écris pour être la mauvaise conscience de la bourgeoisie, j'écris pour mes ennemis en quelque sorte, pour leur dire: 'qu'est-ce-que vous ne faites pas pour rendre le monde meilleur'?".
Un échange avec Ken Loach
Proche d'une Annie Ernaux, soucieuse des invisibles et de celles et ceux dont on ne parle pas, Edouard Louis se sent aussi beaucoup d'affinités avec le réalisateur britannique Ken Loach avec lequel il a échangé dans "Dialogue sur l’art et la politique" (PUF). Comment représenter les classes populaires sans tomber dans le misérabilisme ou la caricature? Quel est le rôle de l'art dans un monde où les plus précaires se tournent vers l'extrême-droite? Et surtout, comment repenser et regaillardir la gauche pour défaire cette tendance?
Propos recueillis par Anne-Laure Gannnac
Adaptation web: Marie-Claude Martin