Camille de Toledo, né en 1975, multiplie les casquettes: écrivain, essayiste, documentariste, librettiste et scénariste de romans graphiques. "Le fantôme d’Odessa" est le deuxième qu’il signe avec l’illustrateur Alexander Pavlenko. Le premier, "Herzl, une histoire européenne", retraçait le parcours de Théodor Herzl qui imaginera le futur Etat d’Israël dès la fin du 19e siècle.
Le fantôme dont il est question ici est celui d’un écrivain qui fut aussi dramaturge et correspondant de guerre, Isaac Babel, au nom "biblique" selon Camille de Toledo et au destin tragique. Originaire d’Odessa, port grouillant de vie, cette ville qu’on avait surnommée "la Marseille de la Mer Noire", il en sera le chroniqueur incomparable avec ses "Contes d’Odessa". Des contes qui imprégnent largement le roman graphique, où la fiction rencontre également une part importante de réalité.
Une lettre d'Isaac Babel à sa fille
Les faits connus sont ceux-là: dénoncé par un ami, Isaac Babel est arrêté le 15 mai 1939 par la police de Staline, emprisonné et torturé pendant huit mois, et fusillé le 27 janvier 1940. A l’aide d’une lettre "retrouvée" miraculeusement, Camille de Toledo imagine le récit sur plusieurs niveaux de celui qu’il appelle "un revenant".
Le mensonge d’Etat crée des fantômes, c’est-à-dire des corps qui ne sont pas enterrés.
En soulevant la couverture du roman graphique, on tombe sur un encart qui explique l’origine du projet. Une photo datée de 1933, réunissant Isaac Babel et sa fille Nathalie, que Camille de Toledo invite à scruter. Séparés très tôt, le père et la fille se seront très peu vus et l’incertitude créée par les mensonges des autorités continuera de planer sur Nathalie pendant des décennies.
Odessa, une ville trépidante
Puis le récit à proprement parler commence, sur deux plans à la fois, grâce à un jeu entre des vignettes en noir et blanc et d’autres, centrales, en couleur. Reconstitution des faits et citations d’extraits de la fameuse lettre, puis on entre dans une dimension plus imaginaire, basée sur les récits d’Isaac Babel, qui brosse un portrait de la ville d’Odessa au début du 20e siècle. Une ville trépidante, redoutable, antisémite et obnubilée par la débordante personnalité du "roi" des brigands juifs, Bénia Krik. Celui-ci évoque un personnage de roman ou de film, film qui aurait dû d’ailleurs être réalisé par le grand cinéaste russe Eisenstein.
On entre alors dans le chaos de l’Histoire. La révolution, les meurtres, la guerre, une effervescence terrifiante, tout cela est rendu par des couleurs ternes, passées, sombres, avec un dessin qui renvoie parfois aux peintures de Chagall, parfois aux aventures de Corto Maltese, qui recourt à des citations d’images célèbres, comme cette photo du partisan tué par une balle pendant la Guerre d’Espagne, le fameux cliché de Robert Capa.
Alexander Pavlenko porte cette mémoire graphique des années 1920-30, il est très fort pour faire revivre ces styles qui sont aujourd’hui un peu oubliés.
Un mélange de fiction et d'Histoire
Qu’est-ce qui a incité Camille de Toledo à choisir la forme du roman graphique, plutôt que celle de l’écriture? "La littérature a quelque chose qui pour moi va vers l’irréparable, il y a quelque chose d’une tristesse indépassable, répond l’auteur. Avec le roman graphique, il y a toujours quelque chose qui commence pour moi, même si ce sont des matières sombres que l’on traverse, il y a quelque chose qui appelle l’enfance."
Ce "Fantôme d’Odessa" ne s’adresse certes pas aux enfants, avec son mélange de fiction et d’Histoire, Histoire avec une grande hache terriblement cruelle. Mais il continue de creuser le sillon cher à Camille de Toledo, un questionnement qui le préoccupe: "Que fait-on à la fin d’un siècle qui a tant détruit?"
Isabelle Carceles/aq
Camille de Toledo et Alexander Pavlenko, "Le fantôme d’Odessa", Ed. Denoël Graphic.
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