STUDIO HARCOURT / MINISTERE DE LA CULTURE / Rmn-Grand Palais via AFP
Introduction
Il y a cent ans, le 29 juin 1921, naissait Frédéric Dard, reconnu pour les aventures de San-Antonio. Sous son nom ou sous pseudonyme, il a écrit officiellement 288 romans, vingt pièces de théâtre et seize adaptations pour le cinéma. Mais surtout, l'auteur a inventé une autre langue française.
Chapitre 1
"Des nouvelles de moi"
RTS
Le 17 juin dernier, les éditions Bouquins publiaient le 21e et dernier volume de l'intégrale des San-Antonio. En tout, plus de vingt mille pages contenues dans les 175 romans publiés par Frédéric Dard son le pseudonyme de San-Antonio entre 1949 et 2001.
De son côté, la collection Pocket continue de ressortir en volumes unitaires la série que l'on retrouve également sous forme électronique et par décennies aux éditions 12-21.
Mais la publication la plus originale autour du centenaire de Frédéric Dard que l'on fête en ce mois de juin 2021 est à chercher du côté de son éditeur historique.
Fleuve vient en effet de faire paraître "Des nouvelles de moi", un recueil de 222 fictions brèves écrites entre 1940 et 1985. Et les réunir fut un travail de fourmi puisque l'auteur lui-même avait oublié certains des pseudonymes ou des intrigues datant des époques où il tirait le diable par la queue.
Loin d'être dévaluée, "la plus grande partie de ces contes et nouvelles n'est connue que des collectionneurs, et leurs publications d'origine se vendent à prix d'or", souligne dans la préface Alexandre Clément, qui a coordonné ce volume de près de 600 pages.
Cet été, la newsletter Qwertz de la RTS fête aussi le centenaire de Frédéric Dard à travers quatre rendez-vous.
Chapitre 2
L'art de l'outrance
Né le 29 juin 1921 dans une famille d’artisans et paysans en Isère, Frédéric Charles Antoine Dard fut un enfant handicapé par l’inertie natale de son bras gauche, entrave qu’il compensa très vite à l’école en rivalisant d’imagination auprès de ses camarades par le récit des films qu’il avait visionnés… ou pas.
Cette faconde augurait bien d’une des plus fécondes productions littéraires et populaires du XXe siècle, siècle finissant qu’il a quitté le 6 juin 2000 en mourant dans sa maison de Bonnefontaine dans le canton de Fribourg.
Toute ma carrière a été basée sur un délire d’imagination, j’ai de l’imagination à plus savoir qu’en faire et comme j’sais plus qu’en foutre, je la mets dans des livres et tout va bien, merci!
Un pseudo bavard
Sous son pseudonyme de San-Antonio (avec ou sans le trait d’union selon les périodes), il a écrit pas moins de 175 romans policiers de 1949 à 2001, truffés d’humour, de néologismes, de contrepèteries et autres jeux de langage que l’auteur avait volontiers argotique et élégamment grossier.
Antoine San-Antonio, commissaire de police, soit un gradé haut placé dans la Police nationale, n’en est pas moins décontracté, outrancier dans ses expressions, incorrigible séducteur et entouré de personnages comme son ami et complice Bérurier, aussi gras qu’hénaurme, qui finira, sous la plume de l’auteur, par lui voler la vedette.
Nous passons notre vie à écrire des vérités inventées.
Une fête langagière
Cela dit, la véritable héroïne de la série San-Antonio n’est autre que la langue française, enfin, revue et corrigée par Frédéric Dard en roue libre, tapant sur sa machine à écrire des lignes et des lignes comme le faisait Balzac en composant "La Comédie humaine". L’analogie n’est pas fortuite, même si Dard ne mégote pas sur l’argot, les néologismes de son cru et des vocables décidément très crus.
"Ceci posé, messieurs les lecteurs sont priés d’attacher leur ceinture, car nous allons amorcer un virage grammatical et passer de l’imparfait au présent sans modifier notre vitesse de croisière. L’imparfait, comme son nom l’indique clairement, n’est pas satisfaisant, et son emploi est à déconseiller dans des récits aussi vivants que les miens" peut-on lire dans son roman "Ne mangez pas la consigne".
Chapitre 3
Un héros nommé San-Antonio
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Au début, ce genre de roman, j’en avais un peu honte, je dois dire. Je ne pensais pas qu’un jour ça se saurait. C’est le succès qui m’a eu, en somme.
Un phénomène éditorial
En 1967, l’éditeur Fleuve Noir publiait le 65e San-Antonio à 420'000 exemplaires en premier tirage, ce qui a l’époque totalisait 30 millions d’exemplaires vendus. Un record dans l’édition de la littérature populaire ou paralittérature. Un véritable phénomène littéraire, unique en son genre et apprécié par tous les milieux sociaux et pas seulement le grand public.
Paradoxalement, si les ouvriers lisent peu San-Antonio, on le lit partout sauf où l’Église a encore son mot à dire. S’est même développé un snobisme de San-Antonio, comme les aristos se sont mis à "saucissonner" et boire du gros rouge qui tache pour le plaisir de s’encanailler.
Pour Robert Escarpit, professeur de littérature comparée et spécialiste de sociologie de la littérature, attentif aux phénomènes de la culture de masse comme le livre de poche, Frédéric Dard réussit l’exploit d’inventer des mots pour désigner des choses et des concepts que tout le monde peut comprendre. En somme San-Antonio manie le langage comme Paganini l’aurait fait d’une flûte à deux trous, en virtuose, quel que soit l’instrument.
Une véritable vocation
San Antonio, c’est de la littérature de kiosque de gare. Pour moi, tenir la distance, c’est pouvoir être lu entièrement sur le trajet Paris-Lyon.
De fait, le petit Frédéric s’est voulu écrivain dès l’âge de trois ans, une véritable vocation qu’il concrétisa à l’âge de dix-huit ans en devenant journaliste à Lyon en 1938 pour continuer d’écrire.
"Littérature, évidemment je vois toujours la page blanche, la NRF, voyez, la couverture sobre, puis je me dis est-ce qu’on peut parler de littérature derrière mes San-Antonio, mes couvertures qui ressemblent à des décalcomanies, quoi! Mais enfin, à partir du moment qu’on écrit, on fait de la littérature. Je fais de la littérature comme tout le monde et ça m’intéresse, c’est vraiment une énorme partie de ma vie."
Le jeune auteur ambitionnait de devenir riche. Il l’est devenu au-delà de ses attentes au point de souhaiter un jour devenir… pauvre. Et surtout de trouver la paix avec soi-même, un jour et si possible deux…
"Chaque roman de San-Antonio se vend à quelque 400'000 exemplaires, il est lu par 800'000 lecteurs, c’est une audience mais la seule idée que j’exprime, c’est d’interdire aux gens d’être des imbéciles."
Chapitre 4
Du Balzac et du Rabelais chez Dard
En 1968, l’heureux éditeur de San-Antonio pouvait annoncer à son auteur fétiche, Frédéric Dard, la vente du cent millionième polar de la série. Triomphe phénoménal mené dans la durée, durant des décennies à raison de trois heures d’écriture quotidiennes. Si on apparente volontiers ce labeur à la création forcenée de Balzac, une autre référence paraît tout aussi appropriée: la truculence de Rabelais au XVIe siècle. Gauloiseries, obscénités judicieusement choisies et bien évidemment la force de la raillerie.
Son dernier opus sorti en juin 1968 "Les Vacances de Bérurier" embarquait tout son folklore et tous ses personnages dans une satire amusée du tourisme de masse sur la Côte d’Azur.
Personnage moins conventionnel
Et Bérurier, le second de San-Antonio, est bien rabelaisien non par ses excès mais par son humanité "moyenne", jouissant de la vie sans se poser de questions, plein de bon sens au contraire du commissaire qui signe les enquêtes à sa première personne.
En cela, pour Dard, son personnage est plus conventionnel, superman se sortant de toutes les situations. Au contraire de Bérurier qui humanise les récits par ses déboires et les tracasseries de l’existence. D’ailleurs, les nombreux amis policiers de l’auteur ont cru souvent se reconnaître dans ce "second".
L’histoire est à la fois sinistre et pitoyable. Je vous la résume pour éviter que vous me lynchiez car je suppose que votre curiosité est aiguisée comme l’appétit de Bérurier.
Le véhicule du polar
Longtemps discrédités dans la paralittérature, les romans policiers ont néanmoins la grande vertu de faire dire par leur auteur tout ce qu’il a envie de dénoncer ou de parodier, car pour Dard, contrairement à Agatha Christie, l’enquête criminelle n’est qu’un prétexte.
Réfractaire à toute littérature qui assène des vérités crues, Dard biaise en s’amusant de l’humanité et en giclant à plaisir de la crème Chantilly sur ses polars pour mieux en faire passer le plaisir.
Écrivain de la main gauche
Mais les débuts furent difficiles, car la viande enragée a tenaillé le jeune journaliste en mal de lignes alimentaires. Il a donc dû apprivoiser son style et s’est totalement plongé dans son personnage de commissaire au point de cheminer avec lui en doublure durant des décennies. D’ailleurs de prestigieux auteurs comme Denis de Rougemont et Jean Cocteau l’ont encouragé à persévérer. Cocteau lui a soufflé un jour: "Vous êtes un écrivain de la main gauche, ne cherchez pas à écrire de la main droite."
Chapitre 5
Une multitude de pseudonymes
Keystone
En scripteur prolifique, Frédéric Dard a usé d’une vingtaine de pseudonymes officialisés par ses soins et des apocryphes innombrables plus ou moins reniés. Ces usages dissimulés, bien que les lecteurs ne soient pas dupes dans la plupart des ouvrages publiés, renforcent le phénomène Dard.
Mais en auteur de paralittérature, il ne cachait pas son envie d’écrire de "vrais" livres de littérature, ce qui plaisait moins à son éditeur qui soulignait que sous son nom de Dard, il vendait moins d’exemplaires que San-Antonio.
Ma plus grande perversion, c’est d’écrire, parce que j’écris sans arrêt, je me soûle d’écriture, je m’abrutis d’écriture, j’ai besoin… des fois, je vais prendre une douche, je sors, je suis groggy, quoi!
Comme le rappelle Éric Bouhier, auteur du "Dictionnaire amoureux de San-Antonio" (Plon, 2017), l’œuvre de Frédéric Dard, c’est environ 290 livres, 300 articles, contes et nouvelles, 30 adaptations cinématographiques, 30 adaptations théâtrales, et des centaines d’interviews presse, télé ou radio.
Interrogé en 1988 dans "A voix nue" sur France Culture, Frédéric Dard expliquait: "Premièrement: intéresser, c’est le critère 'number one', on fait de la littérature populaire je pèse bien le mot, c’est-à-dire qui doit avoir une large audience et être lue par des gens qui ne sont pas nécessairement des intellectuels. Il ne faut pas qu’ils baillent mais j’ai eu à cœur de les intéresser en leur apportant, en leur donnant autre chose, en faisant passer tout ce qui me chicane, des considérations sur la vie, une espèce de philosophie (de bistrot peut-être), des considérations sur la mort, la vie, la misère d’homme."
En 1978, Frédéric Dard publiait sous le nom de San-Antonio "Y-a-t-il un Français dans la salle" qu’il considérait comme son roman le plus personnel, truffé de langage san-antonien, bien que le commissaire n’y apparaisse pas.
"C’est un bouquin dans lequel j’ai tout mis, expliquait-il au journaliste suisse Patrick Ferla en 1980. Tous mes phantasmes, toutes mes colères, toutes mes nostalgies, toutes mes misères d’homme, je crois que je les ai balancés là-dedans en vrac. Ça été un moment d’écriture très merveilleux. Pour la première fois, j’ai eu l’impression que j’écrivais un livre. Je me suis dit: 'Tu as écrit des bouquins dans un but lucratif pendant trente ans, tu peux quand même t’en offrir un pour toi tout seul!'"
Chapitre 6
L'enlèvement de sa fille Joséphine
RTS
En mars 1983, Frédéric Dard subit un cataclysme: l’enlèvement de sa fille Joséphine dans la villa familiale de Vandoeuvres dans le canton de Genève par un ancien collaborateur de la TSR. Père catastrophé par le sort possible réservé à son enfant, Frédéric Dard versa la rançon de 2 millions de francs suisses. Remarquablement aidé dans cette incroyable événement par la police genevoise, l’auteur des San-Antonio retrouva Joséphine après bien des péripéties. Quant au criminel, il sera appréhendé jugé et condamné à dix-huit de réclusion en novembre 1984.
Un policier en écriture
Or, ironie de l’histoire, au même moment, Dard avait écrit 132 pages de son nouveau San-Antonio, précisément une intrigue d’enlèvement.
"Pendant l’écriture de mon livre, l’enlèvement de Joséphine s’est produit: l’horreur est entrée dans la maison, dans la fiction! Il y a eu une espère de télescopage entre le réel et l’irréel", dira l'écrivain.
Comme on le conçoit facilement, cette irruption de la réalité la plus angoissante dans la vie de l’auteur des San-Antonio, doté d’une imagination débordante, l’a beaucoup déstabilisé.
D'autres archives de la RTS consacrées à Frédéric Dard sont réunies sur le site RTSArchives