Dans la salle des mariages de la mairie, un petit garçon se retourne et déclare à la fillette derrière lui: "Je t’aime parce que tu as les yeux ronds." Désarçonnée, la petite rétorque: "Je ne t’aime pas. Parce que tu as les cheveux de travers." Et comme à rebours d’un "Sésame, ouvre-toi", cette déclaration à sens unique creuse à tout jamais la distance entre la narratrice et son "éternel fiancé", le bel Etienne.
Je préfère repartir, les mains vides, le coeur vide, ne conserver comme relique que l’un des pendants du lustre en cristal qui, au-dessus de nos têtes d’enfants, dans la salle des mariages, témoin de milliers de 'oui' échangés, me rappelle que j’ai dit non.
Un imaginaire prodigue
Romancière pour petits et grands, autrice à l’imaginaire prodigue, Agnès Desarthe expérimente avec "L’éternel fiancé" un genre nouveau: l’autofiction d’à côté. Car si la temporalité de ce roman recoupe peu ou prou la vie de son autrice, si tous les signes d’une vie amoureuse entre les deux personnages sont là, leur histoire se déroule à distance respectable, en parallèle. Comme si les rencontres régulières avec ce "fiancé" de l’enfance, qui ne se souvient jamais de la narratrice, ouvraient des fenêtres sur une autre vie potentielle, à jamais impossible à rejoindre.
D’une enfance casanière à la maturité mélancolique, des émois adolescents aux affres du vieillissement, la vie défile ainsi à une vitesse folle, s’arrêtant régulièrement pour rattraper celle d’Etienne, cet homme qui se confie sans retenue à cette inconnue familière.
Une figure amnésique et tragique
Comme captif de cette relation dont elle a signé l’arrêt de mort dès l’enfance, le personnage masculin, figure tragique au destin cabossé, revit à chaque fois leur rencontre comme s’il s’agissait de la première fois. Une fatalité qui fait écho au personnage de Clyde Spencer, chef d’orchestre frappé d’amnésie, dont les tourments singuliers ont été inspirés à Agnès Desarthe par l’histoire vraie de Clive Wearing. Un documentaire raconte la vie terrible de ce musicien anglais, privé pour toujours de sa mémoire immédiate.
Le courage, me dis-je, le courage qu’il faut à chacun pour accomplir cette expérience brève et dénuée de signification, sans la possibilité de reprendre pour corriger, de faire mieux ou autrement. Le courage qu’il faut pour supporter qu’il ne reste rien. On ne va nulle part et on y va très vite.
Méditation subtile et mélancolique sur la mémoire, sur le temps et ses rythmes, le roman d’Agnès Desarthe accorde une immense place à la musique. Celle que la narratrice joue, celle qu'offre la bande-son des époques traversées, et celle qui réconcilie en un concert final ces destins qu’un mauvais sort a désunis. Car la musique a ce pouvoir de rembobiner le temps. Répéter, reprendre, pour jouer mieux la partition de notre vie.
Nicolas Julliard/mh
Agnès Desarthe, "L’éternel fiancé", éditions de l’Olivier.
Vous aimez lire? Abonnez-vous à QWERTZ et recevez chaque vendredi cette newsletter consacrée à l'actualité du livre préparée par RTS Culture.