En 1964, le père d'Amélie Nothomb, jeune diplomate et consul belge au Congo, est victime d'une prise d'otages perpétrée par des rebelles révolutionnaires. Un pistolet braqué sur la gorge, il doit alors écrire et lire à la radio de Stanleyville un discours condamnant la politique criminelle de son ministre. Des années plus tard, quand viendra le temps de raconter cet épisode, Patrick Nothomb le fera avec humour et flegme, sur un ton badin.
"Il racontait ça comme si c'était rigolo, sans aucune morgue. Il avait l'air de trouver cela vraiment très drôle. Je pense qu'il ne faisait pas semblant, il était très heureux d'avoir vécu cette histoire. Quel drôle de type, mon père!", s'exclame Amélie Nothomb lors d'une rencontre avec la RTS dans le cadre du Livre sur les quais à Morges.
Un roman en forme de catharsis
La vie de ce drôle de type aux tendances héroïques fait l'objet du nouvel ouvrage de la romancière belge, intitulé "Premier sang" et fraîchement paru aux éditions Albin Michel. Un trentième roman retenu par ailleurs dans la première sélection du Prix Renaudot qui fait office de catharsis pour l'auteure, marquée par le décès subit de son paternel tant aimé le 17 mars 2020, premier jour du confinement national en France.
Coincée à Paris, Amélie Nothomb ne peut assister à l'enterrement de son père, ce qu'elle vit très douloureusement. Lorsqu'elle se rend enfin sur sa tombe, fin juillet, elle réalise qu'il est trop tard. "J'avais vraiment raté quelque chose. En octobre 2020, me sentant de plus en plus mal, j'ai décidé de ressusciter mon père par l'écriture et pour cela, je n'ai pas imaginé d'autre méthode que de le faire parler à la première personne."
Amélie Nothomb avait déjà usé de ce procédé narratif dans son roman "Soif", dans lequel elle faisait parler Jésus en "je". "Je l'ai pas fait exprès, mais Papa aurait été enchanté du rapprochement! Ce n'est pas absurde, car il faisait à sa manière ce qu'on peut faire de mieux, à savoir être dévoué, présent pour les autres. Mais ce qu'il a fait à Stanleyville, se transformer en Shérérazade comme dans les 'Mille et une nuits' en parlant continuellement pour éviter que les rebelles ne tuent 1500 personnes, c'est digne d'une figure christique et mystique", dit-elle d'une voix émue.
Une enfance en enfer
Dans "Premier sang", Amélie Nothomb décrit également l'enfance baroque de son père, bien loin du conte de fée. "La part de fiction est nulle, tous les faits du livre sont exacts", assure l'auteure qui a toutefois reconstitué les sentiments et les émotions éprouvés par son père, qui ne les livrait jamais. Orphelin de père, Patrick Nothomb est élevé et choyé par ses grands-parents maternels jusqu'à l'âge de six ans. L'estimant trop sensible et déterminés à l'endurcir, ces derniers l'envoient ensuite séjourner chez son grand-père paternel, un baron vivant dans un château des Ardennes avec une ribambelle d'enfants qui doivent se battre pour survivre.
"Mon arrière-grand-père était vraiment une sorte de poète chrétien délirant qui se prenait pour Victor Hugo. Il avait treize enfants qu'il ne songeait pas à nourrir. A table, lorsque la nourriture arrivait, il se servait d'abord copieusement, son épouse faisait de même et s'il en restait, c'était pour les enfants, les plus âgés d'abord et ensuite les plus jeunes. C'était très darwinien: à seize ans, on avait droit à de la nourriture. Avant c'était 'débrouillez-vous', sous-entendu 'si vous survivez jusqu'à l'âge de seize ans, vous méritez vraiment de vivre'", raconte Amélie Nothomb.
Un enfer absolu, que le petit garçon pourtant adorait. "Lui qui avait toujours été tout seul, il s'est senti embrigadé dans une tribu, il a adoré cela", explique sa fille.
Les hasards de la vie
Dans ce roman autobiographique, on apprend aussi que la naissance d'Amélie est dûe à un trait d'esprit de son géniteur, pour qui l'humour était une arme puissante. Alors que Patrick Nothomb échappe miraculeusement au peloton d'exécution en 1964, le chef des rebelles, que l'on appelait "Le Président", lui demande s'il a déjà des enfants. "J'en ai deux", répond le jeune consul, à qui l'on demande: "en souhaitez-vous un troisième?"
"Et là, raconte Amélie Nothomb, mon père a cette réplique hallucinante et authentique: 'cela dépendra de vous, Monsieur le Président'. Je suis née de ce mot d'esprit qui exprimait le fond de sa pensée. Il était tellement stupéfait de ce surcroît de vie qui lui était accordé, il se sentait tellement vivant qu'il s'est dit qu'il devait en faire quelque chose".
Le pouvoir des mots
Aujourd'hui, sa fille porte haut son héritage, notamment celui de l'humour face au tragique et du pouvoir donné par les mots. L'écriture de son livre a permis à la prolixe romancière d'entamer son processus de deuil.
J'ai vraiment pu dire au revoir à mon père en le ressuscitant le temps de l'écriture.
En captant la voix dans son paternel tant aimé dans son livre, Amélie Nothomb a fait taire celle qui lui parlait sans cesse dans sa tête. "J'aime à penser que mon père va bien maintenant et qu'il est entré dans son grand sommeil. Il vaut mieux qu'il entre dans son grand sommeil plutôt qu'il continue à hanter sa fille en lui parlant tout le temps", conclut-elle.
Propos recueillis par Anne-Laure Gannac
Adaptation web: Melissa Härtel