Deux enfants perdus: un fils fugueur, un jeune homme désorienté, et la mort pour seule issue. C’est beau comme un scénario de film, et c’est celui que la presse, unanime, sert au public pour condamner Lucien Léger, meurtrier présumé du petit Luc Taron, retrouvé mort dans une forêt de l’Essonne un jour de mai 1964.
A la décharge des médias d’alors, l’homme l’avait un peu cherché. Terrorisant par courriers anonymes et messages téléphoniques l’ensemble des journaux, des radios et de l’appareil d’Etat, celui qui fanfaronnait sous le nom de "L'Étrangleur" avait, quarante jours durant, mis en émoi la France entière. L’homme appréhendé, sa culpabilité ne fait plus de doute, et ses dénégations successives au fil des ans ne réussiront qu’à alourdir sa peine, faisant de Lucien Léger "le plus vieux prisonnier de France", libéré après quarante-et-un ans de réclusion.
Au coeur des archives
Et pourtant, l’homme est innocent. Philippe Jaenada le sait, le sent. Trop aguerri dans l’art du roman pour ne pas flairer la fiction là où elle abonde, l’écrivain français s’éprend de cette affaire ancienne, plonge à corps perdu dans les archives, sillonne la région parisienne pour éprouver dans son corps, saisir dans sa focale intime les lieux du crime et les incohérences d’une enquête bâclée.
Quatre ans de travail de recherche, deux ans d’écriture, "Au printemps des monstres" ne fait pas les choses à moitié. Après trois généreux récits d’affaires criminelles ("Sulak" en 2013, "La petite femelle" en 2015, et "La serpe", Prix Fémina en 2017), le romancier français développe sur plus de 750 pages bien tassées une enquête unique en son genre, remarquablement précise et exhaustive.
Dans cette histoire, c’est presque trop beau - ou trop moche - pour être vrai, personne n’est ce qu’il a l’air d’être. Comme un jeu de masques avec l’inverse en dessous.
Un environnement sordide
Car il faut tout dire. C’est là le défi sur lequel repose une affaire dans laquelle, une fois le principal intéressé disculpé, l’ensemble de la société se retrouve dans le collimateur du romancier-enquêteur. Magistrats peu scrupuleux, malfrats de bas étage, journalistes à courte vue, corps médical brutal et starlettes ingrates. En retournant chaque pierre sur le chemin de la vérité, Philippe Jaenada découvre un environnement social sordide où la grâce et l’opulence présumées des "swinging sixties" s’abîme dans une misère, une mesquinerie et une cruauté absolues.
Les écailles tombent des yeux, la lumière renaît, aussi noire soit-elle. Car dans son périple au cœur de ces ténèbres humaines, Philippe Jaenada traque sans relâche la bonté modeste, l’amour de l’autre, l’humour salvateur. Et l’enquêteur les trouve, en la personne de Solange, l’épouse du meurtrier présumé dont le portrait qu’il fait en fin d’ouvrage a valeur de rédemption. Surtout, fidèle à sa patte complice, l’auteur use et abuse des parenthèses pour convier la lectrice ou le lecteur à entrer, comme par un effet de voix off, dans ses expériences les plus pathétiques et ses ruminations loufoques.
Je suis dans sa chambre. Je suis en caleçon sur le lit, avec le MacBook, dans le petit appartement que l’Etrangleur occupait il y a cinquante-cinq ans (avec sa femme). Au quatrième étage d’un immeuble tout proche des Invalides, à quelques centaines de mètres de la Motte-Picquet. Il est 23 heures. Ce que je ressens, entre ces murs, est à peu près impossible à décrire (adieu le Nobel).
Prodige de construction narrative, récit palpitant où le grotesque le dispute au tragique, "Au printemps des monstres" oscille constamment entre l’effroi d’un passé révolu et le présent du narrateur, tissant avec finesse une histoire populaire de la Cinquième République. Un roman-monstre, dont la singularité pourrait bien valoir à son auteur, obsédé dans ses lignes par le Prix Nobel Patrick Modiano, la consécration du Goncourt.
Nicolas Julliard/mh
Philippe Jaenada, "Au printemps des monstres", éditions Mialet-Barrault.
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