Ensemble, ils forment une "colocation involontaire": un trio de drôles d’oiseaux réfugiés dans une maison aux volets cabossés, rongée par les embruns bretons. Dans ce bout de famille qui passe l’été ensemble, il y a la nièce, qui est aussi la narratrice du premier roman de Rebecca Gisler.
C’est elle qui raconte "D'oncle" en étudiant cet oncle, donc, par le menu: de son enfance à ses goûts culinaires, de l’inventaire de sa chambre à coucher à son hygiène personnelle. Il y a encore son frère, apprenti-botaniste au cœur sensible et traducteur comme elle, spécialisé dans les notices de produits animaliers, et leur mère, qui vit en Suisse mais qui leur rend parfois visite, toujours anxieuse au contact de cet endroit qu’elle a fui pour se réinventer ailleurs, dans un pays de carte postale et de propreté apparente.
Une langue décalée
Née à Zurich en 1991, Rebecca Gisler a étudié à l’Institut Littéraire de Bienne et au Master de Création Littéraire de Paris VIII.
C’est là où j’ai commencé à écrire en français, qui était jusqu’ici pour moi une langue plutôt orale. Je me sens plus à l’aise en allemand, mais pour écrire ce texte, j’ai dû réapprendre ma langue maternelle, celle où je me sentais moins correcte, moins à l’aise.
Un léger déplacement linguistique qui participe sans doute à l’élaboration de l’univers inouï que Rebecca Gisler déploie sous les yeux du lecteur. L’œil vissé à son microscope, elle explore, rôde, fore, zoome sur son sujet, l’oncle, et son biotope un peu doux-dingue:
Quand j’entends les bruits de barbotage annonciateurs, je ne peux m’empêcher d’imaginer l’oncle en gros baigneur, nu face au petit miroir tâché de calcaire à l’aide duquel il se rase, et quand il sort du bain rasé de frais, parfumé, ses joues et son menton et parfois même le haut de son crâne sont striés de petites entailles, et il laisse derrière lui un épais nuage d’eau de Cologne frelatée (…)
Tous les sens du lecteur sollicités
Dans ce court roman élastique, composé de phrases-paragraphes qui s’enroulent sur elles-mêmes jusqu'à déshabiller, comme un oignon, chaque détail observé, Rebecca Gisler sollicite tous nos sens.
On voit parfaitement cet oncle, un peu ogre, un peu limace, un peu cracra mais attachant. On entend ses borborygmes et ses vieux disques de hard-rock, on garde en bouche la description de ses calamars à l’armoricaine, une recette au vin rouge qui ne laisse pas les nappes indemnes, on renifle les remugles de sa chambre de vieil enfant, et on se gratte avec la narratrice quand elle est prise d’une de ses crises d’eczéma, probablement dues à "une impatience de rien, (…), du vide au fond de nous, de la pulsion et de la sourde pulsation du vide au fond de nous, et c’est cela qui nous transforme en ces sortes de bêtes épouilleuses."
Inventaire poétique, bestiaire humain et virée existentialiste, "D'oncle" est d’une originalité rare, et la révélation d’une autrice singulière dont on guettera la suite.
Salomé Kiner/mh
Rebecca Gisler, "D'oncle", éditions Verdier
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