Au milieu de l’océan Atlantique, un cargo trace sa route vers les Amériques. A son bord, une commandante, cheffe incontestée de son équipage entièrement masculin. Elle est professionnelle, intransigeante, efficace et officie selon un protocole de travail ultra-rigide. Les marins lui obéissent sans se poser de question.
Mais un jour, elle les autorise à stopper les machines, à descendre les canots de sauvetage et à se baigner, nus, durant une heure. Lorsqu’ils remontent à bord, rien ne sera comme avant.
J’avais envie que le lecteur soit vraiment à la place de cette commandante, de ses doutes et de son propre égarement. C’est peut-être quelque chose qui vient du théâtre, le fait de ne pas tout dire et de laisser aux spectateurs la possibilité de projeter ce qu’ils ont envie de mettre dans le texte.
De saisissants effets de contraste
"Ultramarins", dont les premiers mots paraphrasent une citation attribuée à Aristote - "Il y a les vivants, les morts, et les marins" -, est un roman hybride, conte fantastique qui frôle le paranormal, avant tout remarquable par sa virtuosité. La phrase de la dramaturge française Mariette Navarro sait approcher au plus près les sensations, dans sa description de cette immersion heureuse de corps nus dans l’eau, dans l’évocation de ce non-lieu au centre de l'océan, dans son approche des doutes et des angoisses de l’héroïne.
Pourtant, en choisissant de situer l’action du roman sur un mastodonte mécanique, l’autrice crée de saisissants effets de contraste. Quand ses hommes remontent à bord, la commandante est prise d’un doute: n’ont-ils pas ramené un marin supplémentaire? Il pourrait bien être le fantôme d’un navigateur disparu, dont l’âme errerait sur les flots. Dès lors, des phénomènes inexplicables se produisent, et le cargo semble animé de la capacité à décider lui-même de sa vitesse et de sa destination.
Tout l’art de Navarro réside dans la suggestion. L’autrice sait insinuer ce qu’il faut d’angoisse pour déstabiliser lecteurs et lectrices, alors qu’elle les plonge dans l’atmosphère de la salle des machines.
Elle, elle appartient à la mer. Bien avant d’avoir navigué, dans les années terrestres de maison chaude et de fratrie, de giron maternel et de chemin vers l’école, dans les années, même, de ville éloignée de tout port, d’études et de livres lus, elle ne marchait pas sur le même sol que les autres.
Héroïne ultra-contemporaine
Mais c’est surtout le personnage principal du roman qui attire l’attention, à la fois héroïne ultra-contemporaine et déesse tout droit sortie de la mythologie grecque. Elle dirige une équipe d’hommes et doit sa place à son travail acharné et à son professionnalisme.
Ce petit accroc aux habitudes, laisser une heure de liberté à ses hommes, va pourtant révéler ses failles et des souvenirs enfouis. Là encore, Mariette Navarro fait preuve de beaucoup de subtilité, et parvient à échapper aux clichés et aux automatismes d’écriture.
Sylvie Tanette/aq
Mariette Navarro, "Ultramarins", éd. Quidam.
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