Emmanuelle Bayamack-Tam part "A l’abordage!" de Marivaux

Deux jeunes adolescentes, Sasha et Carlie, tentent de s’infiltrer, habillées en garçons, dans une communauté très stricte où les filles sont proscrites et le sexe est interdit. Sasha est amoureuse du bel Ayden, et pour l’approcher elle va séduire aussi bien Kinbote, le gourou ascétique de la secte, que sa sœur Théodora, sorte de vestale chaste et intransigeante. Carlie se chargera de Dimas, le jardinier, et d’Arlequin, dernier membre farfelu de cette communauté qui vit recluse dans une forêt.

Une version queer et déjantée

"À l’abordage!" est une version queer, ultra-contemporaine et déjantée du "Triomphe de l’amour" de Marivaux, et elle est signée de la talentueuse Emmanuelle Bayamack-Tam. La pièce a été créée au Théâtre de la tempête à Paris par Clément Poirée. Elle sera en tournée durant tout le premier semestre 2022 et les éditions P.O.L viennent d’en publier le texte.

J’ai voulu que le déguisement de Sasha en garçon soit plus qu’un stratagème. C’est aussi une façon pour elle de questionner le genre et faire admettre au jeune homme qu’elle courtise que c’est beaucoup plus facile de se promener dans l’espace public en garçon plutôt qu’en fille. Le travestissement m’a permis de faire résonner des problématiques plus contemporaines.

Le incertitudes d'identité de genre

Emmanuelle Bayamack-Tam est une romancière reconnue qui depuis 25 ans construit un travail très littéraire et extrêmement cohérent. Son dernier roman, "Arcadie", sorti à l’automne 2018, lui a valu le Prix du livre Inter. Toute l’œuvre de cette autrice, qui publie aussi sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri, est publiée chez P.O.L.

Avec "À l’abordage!", Bayamack-Tam est entrée dans la langue de Marivaux, elle en porte le rythme et la coloration. C’est un aspect typique, et très singulier, du travail de la romancière qui depuis toujours tricote dans ses phrases des citations plus ou moins transparentes de Proust, Shakespeare, Victor Hugo, Baudelaire. Et la pièce rassemble les thématiques récurrentes de ses romans.

Emmanuelle Bayamack-Tam travaille sur les incertitudes d’identité de genre, les transformations du corps, la sexualité, l’adolescence. Il est intéressant de la voir s’emparer des stratagèmes imaginés par Marivaux pour construire un texte qui aborde des questionnements très contemporains.

La découverte de l'amour

La communauté recluse devient une ZAD, les femmes s’interrogent sur leur liberté et leur sexualité, tout comme les hommes d’ailleurs. Ici s’affrontent deux générations, Kinbote et Théodora qui se croyaient trop vieux pour être désirables et pour désirer, les adolescent.es qui remettent leur ordre établi en question. L’héroïne de la pièce, Sasha, à la fois manipulatrice et ingénue, va séduire un à un tous les autres personnages, mais sortira elle-même transformée par l’aventure.

Sasha: Je n’aurais jamais imaginé que l’amour leur fasse cet effet! Sages, eux? Ils n’ont pas plus de sagesse qu’un hanneton! Et avec tout ça, j’ai à peine le temps de voir Ayden, qui ne comprend rien à ce qui se passe et qui commence à se poser des questions sur moi. Note que je m’en pose aussi.

Même si on rit beaucoup, emporté.es par la verve de l’autrice, la pièce ne doit pas être lue comme une farce. Cette découverte de l’amour par et pour tou.tes est portée par l’émotion. C’est aussi un exemple étonnant de ce que peut être l’écriture théâtrale contemporaine, une capacité à s’emparer d’un héritage patrimonial pour le métamorphoser.

>> A écouter, un extrait de la pièce "A l'abordage" d'Emmanuelle Bayamack-Tam créée par Clément Poirée au Théâtre de la Tempête à Paris:

Sylvie Tanette/aq

Emmanuelle Bayamack-Tam, "À l’abordage!", ed. P.O.L

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