LES CHOIX DE NICOLAS JULLIARD
Cinq livres suisses:
- Rebecca Gisler, "D’oncle", ed. Verdier
En décrivant la figure gargantuesque d’un oncle aussi débonnaire que cradingue, l’écrivaine Rebecca Gisler, née à Zurich, invente une langue tortueuse qui emprunte à l’enfance ses émerveillements ingénus. Un des premiers romans les plus singuliers, solaires et mystérieux de l’année.
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- Etienne Barilier, "A la recherche de Vinteuil", ed. Phébus
Ecrivain mélomane, Etienne Barilier se joue de la fiction proustienne en imaginant le compositeur qui aurait inspiré le Vinteuil de la "Recherche". Un roman virtuose dans lequel un personnage fictif, inscrit dans le réel, donne de la substance à un autre personnage de fiction.
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- Katja Schönherr, "Marta et Arthur", ed. Zoé
Allemande établie à Zurich, Katja Schönherr a marqué les esprits avec ce premier roman traduit en français par Barbara Fontaine. Face au cadavre du seul homme qu’elle ait connu, Marta revit par bribes la relation toxique qu’elle a entretenue avec cet homme plus âgé, égoïste et manipulateur. Le portrait d’une vie gâchée, servi par une langue à la justesse prodigieuse.
- Ivan Salamanca, "La charrue et les étoiles" et "Les bonnes fortunes", ed. de l’Aire
Deux recueils de nouvelles remarquablement complémentaires, parus simultanément chez le même éditeur. Ivan Salamanca y observe les êtres, leur liesse et leurs tourments d’un "nous" de surplomb, dans une série de petites scènes intemporelles ciselées par l’écriture poétique, minérale et charnelle de l’auteur genevois.
- Arno Camenisch, "La dernière neige", ed. Quidam
A la maintenance d’un tire-fesse esseulé, Georg et Paul refont le monde en regardant la neige tomber. Métaphysique du pauvre à la Beckett, divagations mélancoliques et drôles sur une suissitude qui s’éteint à bas bruit, ce dialogue de fin du monde sied à merveille à l’oralité réinventée de l’auteur grison, remarquablement transposée par Camille Luscher dans un parler welsche aux charmes désuets.
Cinq livres français et étrangers:
- Florence Aubenas, "L’inconnu de la poste", ed. de l’Olivier
Haletant comme un polar, à la fois tendu et méticuleux, le récit de Florence Aubenas s'inscrit pleinement dans la veine de la non-fiction chère aux auteurs américains. A travers une galerie de portraits remarquables de finesse et d’attention, la reporter décrit avec force la misère des villages isolés, les carences du système judiciaire, et brosse un portrait extrêmement émouvant de Gérald Thomassin, star précoce du cinéma et clochard, écorché vif au cœur tendre, dont la disparition en 2019 demeure inexpliquée.
- Mohamed Mbougar Sarr, "La plus secrète mémoire des hommes", ed. Philippe Rey/Jimsaan
Un prix Goncourt éminemment mérité. Labyrinthique, lyrique et fantasque, le quatrième roman du Sénégalais consacre l’audace d’un roman-monde, récit d’apprentissage et brillante réflexion sur les envoûtements de l’écriture. En contant la quête d'un jeune écrivain parti à la recherche d'un auteur culte et fascinant, Mohamed Mbougar Sarr laisse libre cours à son écriture virtuose et fait montre d’un imaginaire à la vitalité folle.
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- Cécile Coulon, "Seule en sa demeure", ed. L’Iconoclaste
Un austère manoir perdu dans les forêts du Jura. Un veuf ascétique, secondé par une gouvernante toute puissante. Et une jeune épouse confrontée à de lourds secrets de famille. Avec ce conte tragique aux accents gothiques, Cécile Coulon rebrasse les cartes du "Rebecca" de Daphné du Maurier dans une écriture à la poésie intemporelle et vibrante.
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- Frédéric Boyer, "Le Lièvre", ed. Gallimard
Aux deux tiers du chemin de sa vie, doublement endeuillé, le narrateur se trouve hanté par un souvenir d’enfance: celui d’un voisin tapageur, petit trafiquant, braconnier flamboyant qui l’entraîne à tombeau ouvert sur les routes du Sud-Ouest. A travers le portrait impressionniste de cet "hidalgo gascon", Frédéric Boyer développe un récit en spirales à l’écriture bouleversante.
- Katharina Volckmer, "Jewish Cock", ed. Grasset
Une jeune Allemande en exil à Londres raconte sa vie au médecin qui l'ausculte en vue de l'opération qui lui offrira un sexe d'homme circoncis. Avec "Jewish Cock", monologue féroce et grinçant conçu en anglais, Katharina Volckmer fait une entrée fracassante en littérature.
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LES CHOIX DE SYLVIE TANETTE
- Christine Angot, "Le Voyage dans l’Est", ed. Flammarion
Depuis "L’inceste", sorti en 1999, Christine Angot travaille inlassablement le même matériau autobiographique, revenant dans une forme littéraire toujours renouvelée sur l’inceste que lui a fait subir son père. Ce "Voyage dans l’Est" est son texte le plus abouti, qui semble d’ailleurs contenir tous les précédents. De sa phrase précise, Angot sait montrer à quel point l’enfant victime est immédiatement seule au monde, incapable de trouver les mots pour dire l’inconcevable. Angot a reçu le Médicis pour ce livre.
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- Marie NDiaye, "La vengeance m’appartient", ed. Gallimard
Prix Goncourt 2009 pour "Trois femmes puissantes", Marie Ndiaye est une autrice devenue classique. Son dernier roman sonde les errements intérieurs d’une avocate confrontée à un infanticide. NDiaye explore le sentiment d’illégitimité de son personnage transfuge de classe, la violence sourde qui régit les rapports sociaux, et on retrouve ici sa capacité à traduire de sa phrase somptueuse les gouffres d’une personnalité. Et, comme toujours, la romancière travaille avec subtilité sur l’ambivalence, le trouble, le non-dit.
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- Mathieu Palain, "Ne t’arrête pas de courir", ed. L’Iconoclaste
Il était sportif de haut niveau et voleur multirécidiviste. Toumany Coulibali a été condamné et le journaliste Mathieu Palain est allé le rencontrer en prison. L’intérêt qu’il porte au personnage est sincère: il a grandi dans la même ville de banlieue parisienne. Son livre est un des meilleurs exemples de fiction non narrative à la française, construisant dans le portrait d’une jeunesse meurtrie une réflexion politique sur notre société aujourd’hui. Palain a reçu plusieurs prix pour ce texte, dont l'Interallié.
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- Kae Tempest, "Connexion", ed. de l’Olivier
Poète britannique venu.e du rap, plus jeune lauréat.e du Prix Ted Hugues en 2013, Kae Tempest a décidé en 2020 de se définir comme non-binaire. Dans ce beau texte hybride, mélange d'essai et d’autobiographie, iel raconte son parcours de vie, depuis les troubles d’une adolescence larguée jusqu’aux performances dans des galeries d’art contemporain. Avec une conviction sincère: l’art est ce qui permet de se connecter aux autres et à soi-même, et l’art peut transformer une vie à priori foutue.
- Tanguy Viel, "La Fille qu’on appelle", ed. Minuit
Le talentueux auteur de "Article 353 du code pénal" s’est toujours intéressé à la violence sociale qui broie ses personnages, êtres cabossés toujours en recherche de justice. Ici, dans une petite ville anonyme, une jeune femme accuse monsieur le maire d’avoir abusé d’elle. Dans ce roman noir qu’on ne lâche pas, un dialogue au cordeau entre une fille et des flics où Viel observe des problématiques révélées depuis le mouvement #MeToo, et dresse mieux que personne les jeux de pouvoir derrière le silence d’une ville de province.
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