L'art visionnaire de Mézières

Grand Format Bande dessinée

DR - Dargaud

Introduction

Personne n’a dessiné l’espace comme lui. Jean-Claude Mézières, décédé le 23 janvier, est l'un des précurseurs du space opera. Ses aventures de "Valérian et Lauréline" ont révolutionné la science-fiction. Durant quarante ans et plus de vingt albums, il a bercé plusieurs générations de lecteurs. La franchise "Star Wars" s’est même ouvertement inspirée de son imaginaire visionnaire.

Chapitre 1
Jean-Claude Mézières avant "Valérian"

DR - Dargaud

La légende dit que Valérian est né dans un abri en 1944, lorsque Jean-Claude Mézières et Pierre Christin, alors tout jeunes gamins, divaguaient en attendant la fin des alertes aériennes. En tout cas, les deux compères ne se sont jamais vraiment quittés depuis leur enfance à Paris. Qui aurait pu prédire que ces deux-là, qui aimaient tant s’échanger leurs romans de science-fiction, allaient révolutionner le genre quelques décennies plus tard ?

Pourtant, ce qu’aimait Jean-Claude Mézières, c’était le western. A 15 ans, il réalise plusieurs planches qu’il soumet à l’éditeur Casterman. Il y raconte les aventures d’un cowboy aux allures de Lucky Luke. Le projet est refusé non sans les félicitations d’Hergé lui-même. Passionné par le dessin, c’est logiquement que Mézières commence les Arts Appliqués, avec comme camarade de classe un certain Jean Giraud, auteur plus tard de "Blueberry" et de "L’Incal".

Mais la bande dessinée, en ces temps-là, n’a pas droit de cité au sein des écoles d’art. Mézières autant que Jean Giraud s’y ennuient ferme et sèchent les cours. Mézières délaisse le dessin. Il est engagé dans une agence de publicité en tant qu’homme à tout faire, il y expérimente la photographie.

Un dessin extrait du livre "L'Art de Jean-Claude Mézières". [DR - Dargaud]
Un dessin extrait du livre "L'Art de Jean-Claude Mézières". [DR - Dargaud]

Mézières rêve d'Amérique

Depuis gamin, Mézières rêve d’Amérique. Il y partira en 1965, avec la ferme intention d’expérimenter la vie de cow-boy. Il commencera d’ailleurs son voyage en tant que garçon de ferme dans le Montana. Puis, il rejoint Pierre Christin, qui donne des cours sur "la nouvelle vague" à Salt Lake City. C’est à ce moment-là qu’ils réaliseront leurs six premières planches, commandées par l’hebdomadaire Pilote, Christin au scénario, Mézières au dessin. Le duo s’installe, "Valérian" pointe à l’horizon.

Quand Jean-Claude Mézières revient à Paris en 1966, il rencontre René Goscinny, scénariste d’"Astérix", alors rédacteur en chef du journal Pilote. Il dessine un premier scénario trop directif pour lui. Un peu frustré par cette expérience, il propose de créer ses propres histoires. L’autre légende dit que Mézières rattrape Christin sur un quai de gare, ouvrant la voie à la naissance de "Valérian".

Chapitre 2
La saga "Valérian"

Dargaud

Les 21 albums de "Valérian" composent l’essentiel de l’œuvre de Jean-Claude Mézières. Et quelle œuvre! "Avant nous, personne n’avait jamais raconté des aventures comme celles-là. Dans cette série, tout est possible. Chaque nouvel album peut nous conduire absolument où nous voulons", expliquait Jean-Claude Mézières en 2016. Oui, "Valérian" fut, en son temps, une série d’avant-garde.

La première en France à mettre en scène les aventures d’un agent spatio-temporel au service de Galaxity, capitale de la Terre et de l’empire galactique terrien. Pardon. De deux agents, Laureline apparaissant très rapidement dans la série, à la page 11 de "Mauvais rêves", les prémices de la saga, publiés le 9 novembre 1967 dans Pilote. Les traits sont encore balbutiants, mais la série est installée, pour plus de quarante ans.

Ce succès, Pierre Christin et Jean-Claude Mézières le doivent certainement à leur exode aux Etats-Unis. C’est là, dans les grands espaces, qu’ils ont trouvé l’inspiration pour insuffler à leur série ce vent de liberté qui n’existait pas en France. De Gaulle était en fin de règne, son pays vieillissant. Trop rigide, trop ennuyeux.

Couverture de "Valérian: La cité des eaux mouvantes" de Jean-Claude Mézières. [DR - Dargaud]
Couverture de "Valérian: La cité des eaux mouvantes" de Jean-Claude Mézières. [DR - Dargaud]

Mézières détestait recopier la réalité

Puis arrivent les révolutions culturelles et sociales. La série suit le mouvement. Mai 68, les femmes revendiquent leurs droits. Le personnage de Laureline s’étoffe. Elle prend l’initiative, pense à la place d’un Valérian trop dans l’action. La série devient de plus en plus satirique: "Il n’y a pas de récit sans morale", dit Pierre Christin. La science-fiction de "Valérian" sert à parler du présent. Quant au futur, il n’est ni pessimiste, ni optimiste, il est entre deux, ambivalent.

"Christin est le dialoguiste et le scénariste. Mais le metteur en scène, c’est moi", explique Jean-Claude Mézières. Un metteur en scène visionnaire. Un teigneux qui accouche dans la douleur, à force de raturages. Car il fallait tout inventer. Galaxity, la planète Alflolol, les shingouz, le schniarfeur, les sauts spatio-temporels, les vaisseaux spatiaux, tout. Tout. Mézières détestait recopier la réalité.

Chapitre 3
Mézières et le cinéma

DR - Luc Besson

En 1977, Jean-Claude Mézières assistait à la première projection en France de "La guerre des étoiles". En sortant de la salle, il se souvient avoir pensé: "On dirait une adaptation de Valérian au cinéma". A cette époque, sa série en était déjà à son 7e opus. Jean-Claude Mézières a bien envoyé une lettre à George Lucas. Sans réponse.

Heureusement qu’en France, il y a Luc Besson. En 1991, Jean-Claude Mézières reçoit ce message du réalisateur du "Grand bleu": "Je suis lecteur de 'Valérian', je prépare un film de science-fiction et j’aimerais que vous participiez à ce projet. Le cinéma américain s’est inspiré de vos bandes dessinées sans jamais vous rendre hommage. Moi, je vous engage, et je vous paie!". Ainsi commence l’aventure de Mézières pour "Le cinquième élément" sorti en 1997, dont il fut l’un des dessinateurs principaux.

C’est lui qui invente les "limouzingues", ces fameux taxis volants si symboliques du film, qui devaient initialement ne pas y figurer. Mais Luc Besson en tombe amoureux lorsqu’il les découvrent dans "Les cercles du pouvoir", 15e tome de "Valérian". Le réalisateur français réécrit son scénario en cachette. Voilà pourquoi Bruce Willis, alias Korben Dallas, en deviendra un heureux propriétaire.

Mais l’histoire avec Luc Besson ne s’arrête pas là. Depuis les années 1980, Jean-Claude Mézières rêve d’adapter les aventures de "Valérian" à l’écran. Il a d’ailleurs travaillé sur plusieurs projets, tous restés dans ses tiroirs. Ce n’est qu’en juin 2017 que sortira "Valérian et la cité des mille planètes", tiré du 6e album de "Valérian: l’ambassadeur des ombres".

Cette fois-ci, Jean-Claude Mézières n’y contribuera pas. "Quand tu adaptes un livre, tu le poses sous tes fesses, tu t’assois dessus et tu commences à taper à la machine! Un bouquin, c’est fait pour ça", dit-il. Cette adaptation libre de Luc Besson est un échec retentissant, autant critique que commercial. Ce qui n’empêche ni Jean-Claude Mézières, ni Pierre Christin de l’apprécier.

>> A lire aussi : Mézières, le dessinateur de "Valérian et Laureline", raconte la genèse de la BD de SF adaptée par Luc Besson

Chapitre 4
Les héritiers de Mézières

DR - Delcourt

Aujourd’hui, la BD franco-belge regorge de récits de science-fiction. Si Jean-Claude Mézières est un des indéniables précurseurs du genre, il n’était pas le seul à son époque. Son ancien camarade de classe, Jean Giraud, signera sous le nom de Moebius ses premières histoires du genre en 1974, dans un autre style, plus expérimental.

Dès les débuts des années 1970, la bande dessinée hexagonale connaît une petite révolution. De nombreux auteurs s’émancipent des écoles classiques franco-belges que sont la "ligne claire" ou le "gros nez". Les journaux Tintin, Spirou et Pilote font face à de multiples désertions. La BD dite pour adulte, au travers de magazines plus contemporains, prend son envol.

Jean-Claude Mézières se situe au croisement de ces courants. Son dessin garde un fond de ligne claire. "Il se situe plutôt à l’arrière-garde de cette avant-garde", disait de lui Pierre Christin. "La BD, c’est l’art de l’économie!", répondait Mézières. Des cadrages précis, pas de détail inutile, enlever le superficiel. Ce graphisme épuré est aujourd’hui salué par de nombreux dessinateurs. Si ce n’est vénéré.

Précurseur du space opera

Mais Mézières a surtout ouvert la voie à ce qu’on appelle le space opera, un sous-genre de la science-fiction fait d’aventures épiques dans un contexte géopolitique complexe. La série "Orbital", sortie en 2006 aux éditions Dupuis en est une des plus fidèles représentantes. La seule à mettre en scène deux agents spatio-temporels. Son scénariste, Serges Pellé, se revendique d’ailleurs de la génération "Valérian". Mais il signe une série plus noire que son aîné, moins satirique.

Comment ne pas mentionner parmi les héritiers du trait et de l'esprit Mézières la série "Sillage", forte de ses 21 tomes. Publiée chez Delcourt depuis 1998, elle est un des poids lourds de la SF franco-belge. Pas de duo dans cette histoire, c’est Nävi, dernière représentante humaine, qui tout comme Valérian et Lauréline pour Galaxity est une agente de Sillage, constituante des peuples extraterrestres.