Zeïtoun est un adolescent, capturé quelque part dans l’actuel Tchad, ou non loin, par des marchands d’esclaves. Il est intégré à une caravane d’absolue horreur, pour être vendu dans le monde arabe. C’est la fin du 19e siècle: sur fond de colonisation française et de guerres entre émirs locaux, la traite orientale bat son plein. Zeïtoun parvient à s’enfuir. Il est recueilli, entre la vie et la mort, par Tomasta, un mystérieux ouléma, accompagné de Yasmina, une jeune fille yéménite. Il s’avère bientôt que tous sont, selon des itinéraires propres à chacun, des esclaves en fuite.
Ensemble, ils construiront une communauté utopique sur une île de l’immense Lac Tchad. Une utopie lumineuse et candide, enfantine même. L’île: le seul lieu possible pour construire un monde à l’abri de la violence du monde. Mais aussi un lieu clos: au fil de sept générations, l’utopie finira par se recroqueviller, et par subir à son tour les coups de l’Histoire, avec sa grande hache, selon le mot de Perec. Le livre se referme sur le retour de l’esclavagisme pur et dur, pratiqué par l’islamisme radical dans notre temps.
Un livre plein de vie
"ll n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis" est un livre important et ambitieux. C’est à la fois un roman historique, une saga familiale, un roman à tiroirs, et un enchevêtrement de contes. Car la langue de Nétonon Noël Ndjékéry est celle du conte, celle d’un griot.
Empreinte d’oralité et d’une fantaisie vivace, elle ne se départit jamais de ses couleurs, de son éclat fleuri, de sa drôlerie aussi, de son esprit, même dans l’évocation de l’atroce. Comme si le choix d’épithètes inattendus ou l’association surprenante et ludique de niveaux de langues contrastés étaient nécessaires à raconter ces histoires, et à les lire, sans céder à l’accablement. Du coup, rien de dépressif ni d’emphatique, dans ce livre plein de vie, où la compassion elle-même prend volontiers la forme de l’humour.
Aussitôt que les rayons du soleil n'imposaient plus aux poux de vivre l'enfer sur les cuirs chevelus, la levée du camp était annoncée au son de l’umbaïa. Les ordres recommençaient à claquer au vent, les chicottes à siffler dans l'air. Et la caravane, auréolée de son nuage de moucherons virevoltants, se remettait en mouvement.
Noël Nétonon Ndjékéry vit en Suisse depuis quarante ans, mais il est né à Moundou, au Tchad, dans une région de savane boisée. Au micro, il raconte que quand il était petit, on disait aux enfants qui allaient jouer dans la brousse de faire attention aux fauves, aux serpents et aux esclavagistes. Qu’il a rencontré lui-même des fuyards, qui avaient échappé à des caravanes et des trafics d’humains. Et que parmi ses camarades de jeunesse, il en est qui portent aujourd’hui encore une scarification rituelle dite "le sceau de Rabah" du nom d’un sultan négrier du 19e siècle: dans les régions où il sévissait, on a continué après sa mort à graver sa marque sur la joue des enfants pour conjurer un retour, une réincarnation de ce personnage effrayant.
Histoire d’un héritage
C’est donc l’arc d’une histoire de la longue durée que ce livre évoque, et dont l’auteur porte une mémoire indirecte, un héritage. On y apprend beaucoup - et on croisera, dans les récits des personnages, des figures historiques saillantes de la région, du Tchad en particulier: Rabah, justement; Hissène Habré (réincarnation de Rabah?), longtemps protégé par la France, reconnu coupable de crimes contre l’humanité, et décédé du Covid en captivité à Dakar en août 2021. Gabriel Lisette, incarnation d’une indépendance rêvée du Tchad, trahi lorsque l’idéal qu’il incarne est confisqué par ceux-là mêmes qu’il avait aidés à accéder au pouvoir.
On croise aussi un avatar du père de l’auteur, tirailleur africain blessé à Monte Cassino en 1944, lorsqu’il s’agissait de libérer l’Europe du nazisme sous les ordres d’un officier raciste au teint rose.
En appendice, à la fin du volume (magnifiquement édité par les Editions Hélice Hélas), une chronologie fascinante met en regard des événements survenus dans le bassin tchadien, dans le reste de l’Afrique et dans le reste du monde. Elle confirme la dimension historique et documentaire de l’ouvrage, et se prête en elle-même à d’édifiantes méditations.
On n’est pas sorti de l’auberge.
Le roman proprement dit s’achève en 2015 sur une attaque suicide bien réelle de Boko Haram. La fantaisie de l’auteur nous fait épouser les pensées d’un des membres du commando. Il n’est autre que le descendant de Yasmina et Zeïtoun, ces adolescents magiques qui nous avaient fait croire, quelque 300 pages plus tôt, en une nouvelle aube de l’humanité. Le cycle de l’asservissement semble ne jamais s’arrêter. Nétonon Noël Ndjékéry rappelle qu’en 2017, CNN a publié des images de vente aux enchères d’esclaves noirs en Libye. Et lâche tout bonnement: "On n’est pas sorti de l’auberge".
Francesco Biamonte/aq
Nétonon Noël Ndjékéry, "Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis", Hélice Hélas 2022.
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