Nancy Huston adresse une lettre à Grisélidis Réal, la "Reine du réel"

Il y a d'abord ce prénom, hérité d'un poème de Charles Perrault. Grisélidis, petite bergère soumise aux jeux pervers d'un prince malfaisant. Et puis il y a ce patronyme, Réal, royal et réel selon l'idiome entendu. Ainsi débute, par ce jeu de mots, la missive enflammée que Nancy Huston adresse à la plus célèbre des prostituées genevoises.

Avec "Reine du réel - Lettre à Grisélidis Réal", paru aux éditions NiL dans une collection d'essais épistolaires, la romancière canadienne rend hommage à celle qu'elle considère désormais, loin des polémiques et des dogmes du combat féministe, comme une grande artiste. Mieux, une femme dont le parcours public, amorcé dans les pires circonstances imaginables, s'éclaire au fil d’un destin qui "évolue vers le beau".

Hommage à la Cléopâtre du trottoir

L'admiration, pourtant, n'a pas été immédiate. Engagée dans les mouvements féministes, Nancy Huston voit en Grisélidis Réal la caricature de la "pute au grand coeur", ce fantasme "de la féminité que nous avons justement à coeur de rejeter: celle qui fait de nous des objets." Le temps fera son œuvre. Quelques rencontres aussi, décisives pour appréhender, par le théâtre notamment, la complexité de celle qui se grime en Cléopâtre du trottoir.

En parcourant toute sa correspondance, sa poésie et ses récits, Nancy Huston se découvre d'innombrables points communs avec cette "Gri", née vingt-quatre ans avant elle et disparue en 2005. Comme elle, Nancy grandit avec l'abandon d'une mère et la colère qui en découle en guise de carburant.

Impensable, indicible, inexprimable, ta rage contre ta mère, comme la mienne contre la mienne, deviendra une source d'énergie littéraire indéfiniment renouvelable. Pétrole pur à verser dans le moteur de la création, pour y ronronner et y exploser jusqu'à la fin.

Explorer la vérité des rapports humains

Comme Grisélidis, qui voit en esprit ces créatures qu'elle matérialise dans ses peintures, Nancy Huston vit avec de multiples voix, qui lui parlent et l'aiguillonnent. Et comme Réal, l'autrice canadienne n'a eu de cesse, dans ses romans, essais ou textes de théâtre, d'explorer sans pudeur la vérité des rapports humains, du corps et de son vieillissement. "Nul besoin d'une exégète, tu t'es toi-même comprise à la perfection", constate ainsi l'épistolière, qui ne manque pas de malice pour tacler au passage quelques contemporaines se trompant de combat.

Tu nous montres que les vraies femmes fortes, ce ne sont pas celles qui défendent le "droit" des hommes à les "importuner", mais celles qui savent demander aux hommes de grandir.

Une poésie méconnue

Particulièrement touchée par la correspondance de Grisélidis Réal, abondante et encore incomplète, Nancy Huston s'est aussi démenée pour que sa poésie, largement méconnue, puisse être éditée dans son intégralité. C'est désormais chose faite aux éditions Seghers sous le nom de "Chair vive", titre de travail du récit qui deviendra en 1974 le livre de sa vie, "Le noir est une couleur".

Préfacée par Nancy Huston, cette collection s'ouvre par un étonnant poème écrit à 13 ans et s'achève sur les écrits ultimes d'une femme au seuil de la mort. Une autre ligne de vie qui révèle aussi, par ses ellipses, ses périodes de silence, combien l'écriture poétique a dû être arrachée de haute lutte à un quotidien miné par les horreurs de son métier, le chaos de sa vie familiale et la misère, toujours en embuscade. Le résultat n'en est que plus essentiel.

Nicolas Julliard/ld

Nancy Huston, "Reine du réel - Lettre à Grisélidis Réal", ed. NiL.

Grisélidis Réal, "Chair vive - poésies complètes", ed. Seghers.

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