La BD suisse, un milieu aussi fragile que dynamique

Grand Format Livres

Image du flyer de l'exposition "Tête à Tête" au Festival Fumetto 2022 /SCAA

Introduction

A l'occasion du festival Delémont'BD qui se tient jusqu'à dimanche avec comme invitée d'honneur la bédéiste française Florence Cestac, portrait de la scène suisse de bande dessinée riche et variée: de Rodolphe Töpffer à la nouvelle génération, en passant par l’explosion de la scène genevoise dans les années 1990.

Chapitre 1
Du pionnier aux précurseurs

Domaine public

On ne le répétera jamais assez. L'inventeur de la bande dessinée est suisse. Le Genevois Rodolphe Töpffer (1799-1846), fils de peintre, est l'auteur des premiers récits illustrés et textés qu'il appelle "littérature en estampes". Comme son père, cet érudit veut devenir peintre. Une maladie des yeux l'en empêche. Il se consacre donc au dessin. Toujours. Partout. Il est prolifique.

Rodolphe Töpffer - autoportrait [DP]
Rodolphe Töpffer - autoportrait [DP]

Il édite lui-même ses premières histoires qu'il distribue de librairie en librairie. Des bouquins imprimés à l'horizontale, dits "à l'Italienne" comme "L'histoire de M. Jabot" (première édition publiée en 1833). Le succès est fulgurant. A peine les premiers exemplaires arrivés à Paris qu'apparaissent déjà les premières contrefaçons. Le modèle narratif "töpfferrien" et son procédé d'impression exclusif se propagent. Gustave Doré s'y essaie. La bande dessinée est née.

>> A écouter: Thierry Dubois, conservateur à la Bibliothèque de Genève, évoque le parcours et l'oeuvre graphique de Rodolphe Töpffer (QWERTZ, 2019) :

Rodolphe Töpffer, Croquis de Mr Jabot, BGE, Collection Suzannet. [Bibliothèque de Genève]Bibliothèque de Genève
Caractères - Publié le 10 novembre 2019

De son vivant, Rodolphe Töpffer est conscient de son invention. Il sait que son langage va être utilisé par d'autres. Et c'est le cas!

A la fin du XIXe siècle, de nombreux dessinateurs marchent dans les pas du pionnier, dont quelques Suisses. La plupart publient des planches dans des revues satiriques, principalement à Paris. Mais de cette époque jusqu'à l'après-guerre, la scène suisse reste modeste.

Derib et Cosey

Il faut attendre jusqu'à la fin des années 1960 pour qu'un nouveau nom émerge: Derib. La bande dessinée est alors principalement consommée dans les magazines jeunesse que sont les journaux de Tintin ou de Spirou. C'est d'ailleurs dans ce dernier que le dessinateur de Yakari signe ses premières histoires en 1967, alors qu'il apprend le métier depuis longtemps déjà dans les studios Peyo à Bruxelles, notamment en dessinant des Schtroumpfs.

Alors que la BD connaît son premier âge d'or, Derib est son seul représentant suisse. En 1970, il rencontre Cosey et le forme. Il le pousse rapidement à créer sa propre histoire. Le personnage de Jonathan naît cinq ans plus tard, dans les pages du journal de Tintin. Le succès est immédiat. Le 7e tome des aventures du baroudeur amnésique est récompensé par le prix du meilleur album au festival d’Angoulême.

En 2017, trente-cinq ans plus tard, Cosey y reçoit la récompense suprême pour un auteur de BD, le Grand Prix.

>> A voir: Derib et Cosey entretiennent une fidèle amitié autour de leur passion commune, la bande dessinée. (Extrait de l'émission "Racines", mars 2007) :

Dessin de Cosey et Derib, dessinateurs suisses de bande dessinée [RTS - Capture Ecran Racines 2007]
Racines - Publié le 4 mars 2007

Chapitre 2
Une scène suisse, oui mais genevoise…

RTS - Gilles de Diesbach
La couverture du numéro 147 du magazine Strapazin en juin 2022. [Strapazin]
La couverture du numéro 147 du magazine Strapazin en juin 2022. [Strapazin]

Si la BD suisse a longtemps été représentée par le duo vaudois Derib et Cosey, les années 1980 sonnent les prémices du changement. D'abord à Zurich, avec le magazine Strapazin créé en 1984 et qui lance des auteurs confirmés aujourd'hui, comme Anna Sommer ou Thomas Ott. Un trimestriel considéré par la scène internationale comme un des meilleurs laboratoires d'expérimentation de la bande dessinée.

Du côté de Genève, des auteurs comme Daniel Ceppi, Ab'Aigre ou Gérald Poussin signent enfin chez des éditeurs français après des débuts en autoédition ou dans des fanzines qu'ils créent eux-mêmes.

Cette reconnaissance, acquise aux forceps après de nombreux allers-retours à Paris, leur ouvre les portes des revues phares de la BD pour adulte comme Métal Hurlant, Hara-Kiri, Okapi ou encore Charlie mensuel.

L'explosion de la scène genevoise

Mais tout s’accélère à la fin des années 1980. Pour comprendre ce phénomène, il est impératif de se replonger dans le contexte genevois de l'époque. Avec ses squats et espaces autogérés, la vie culturelle de la ville est en plein essor. Benoît Chevallier, co-fondateur de la maison d’édition Atrabile, se rappelle: "Il y avait un truc foisonnant et dingue. On a lancé Atrabile parce qu'on était rêveurs et naïfs".

Quelques publications de la maison d'édition Atrabile. [atrabile.org]
Quelques publications de la maison d'édition Atrabile. [atrabile.org]

Tout concorde! A commencer par des libraires investis corps et âme dans leur métier, qui enchaînent les événements. Puis par la création de concours, autour notamment du personnage de Calvin.

La scène alternative lance, elle, pléthore de fanzines, dont Sauve qui peut, en 1991, qui rassemble tout le monde: Eric Buche, Exem, Pierre Wazem, Nadia Raviscioni, JP Kalonji, Isabelle Pralong, Helge Reumann, Alex Baladi, Frederik Peeters, Tom Tirabosco et un certain Zep. Cette revue assoit la scène genevoise et permet à tous ses contributeurs de présenter leur travail aux éditeurs français.

Cette effervescence - pour ne pas dire émulation - va de pair avec le mouvement que connaît la BD en France autour d'auteurs qui ne cessent d’en repousser ses codes et ses formats. Des maisons d'édition comme L'Association ou Cornélius brisent le dogme de l'album cartonné de 48 pages. Atrabile, Drozophile, B. ü. L. b. comix le feront également en Suisse. En 1997, la ville de Genève reconnaît enfin l'importance de la bande dessinée, en attribuant le premier Prix Töpffer. Juste retour des choses.

Chapitre 3
Un renouvellement prometteur

Helvetiq

Dans sa galerie et librairie Papiers Gras, Roland Margueron s'enthousiasme derrière son comptoir. Il garde dans les yeux cette étincelle qui l'animait trente-cinq ans plus tôt. C'était lui derrière le Prix Töpffer.

Aujourd'hui, il expose le travail de la jeune génération: "La BD suisse se porte extrêmement bien. Grâce à l'Ecole supérieure de bande dessinée et d’illustration (ESBDI) et à la HEAD à Genève, il y a un énorme renouvellement. Et les jeunes qui percent comme Fabian Menor sont très importants, parce que ça motive les autres!"

Le Genevois Fabian Menor, 24 ans et déjà deux albums au compteur. [HelvetiQ]
Le Genevois Fabian Menor, 24 ans et déjà deux albums au compteur. [HelvetiQ]

Le Genevois Fabian Menor, 24 ans, ou l'Yverdonnoise Camille Vallotton, alias Vamille, 31 ans, sont les fruits de ces nouveaux cursus. L'ESBDI pour lui, la HEAD pour elle.

>> A lire : "Derborence", Ramuz mis en cases par Fabian Menor et Play RTS

Chacun d'eux a eu pour professeurs ceux qui ont fait la renommée de la BD depuis les années 1990. Une histoire de passation de savoirs, afin de découvrir toute la diversité du média, la multiplicité de son langage qu'ils maîtrisent parfaitement. On le voit très bien dans leurs portraits réalisés pour la série digitale "Dans sa bulle", diffusée sur le compte Instagram de RTS Culture depuis une année et disponible aussi sur le

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 "A la HEAD, je suis devenu un rat de librairie. Je pensais être destinée à l'illustration jeunesse, mais on m'a accompagnée vers la narration, on m'a pris par la main", explique Vamille.

>> A voir :

Dans Sa Bulle - Vamille
Dans sa bulle - Publié le 14 juin 2022

Pourtant, malgré l'institutionnalisation des cursus BD en Suisse, la maison d'édition Atrabile ne reçoit pas plus de projets qu'avant. "Je pense qu'il y a une nouvelle génération, mais je ne la saisis pas encore", estime Benoît Chevallier.

Roland Margueron, lui, garde son optimiste naturel: "Sur une année, rien qu'à Genève sont sortis quatre premiers livres réalisés par de jeunes auteurs."

La couverture de "Les voix", par le collectif d’autrices suisses de BD "La Bûche". [La Bûche]
La couverture de "Les voix", par le collectif d’autrices suisses de BD "La Bûche". [La Bûche]

Margaux Kindhauser, alias Mara, fait de la BD depuis plus de quinze ans. En parallèle, elle enseigne le dessin au Ceruleum de Lausanne. "Sur une volée de quinze étudiants, trois ou quatre se lancent dans la BD… Et on a toujours beaucoup plus de filles que de garçons. Les mentalités générales changent", indique-t-elle.

Un constat partagé par tous. La nouvelle génération se féminise. En témoigne le fanzine La Bûche, édité depuis 2015 par un collectif exclusivement d'autrices suisses. Le fanzinat, excellent baromètre de la vitalité créative d'une scène BD. Et bien qu'il soit moins explosif que dans les années 1990, il reste très présent en Suisse, avec plusieurs collectifs d’auteurs (Hécatombe, Alveoh, Le Cochon radioactif, La Puce, Crocs Collectif, Splotch!).

Chapitre 4
Un marché qui se structure

Une illustration de l'album "Bonjour / Bonsoir" de Vamille. La Joie de lire

"La BD suisse germe un peu partout. Elle se diversifie. Il n'y a plus cette idée de monter à Paris pour vendre ses histoires", tonne non sans une certaine fierté Fabian Menor. Lui a publié ses deux albums chez des éditeurs suisses ("Elise", éd La Joie de lire, 2020 et "Derborence", éd. Helvetiq 2022).

>> A voir: "Dans sa bulle" avec Fabian Menor :

Dans Sa Bulle - Fabian Menor
Dans sa bulle - Publié le 14 juin 2022

Si ceux établis depuis vingt ans, comme Atrabile ou les éditions Paquet, ont internationalisé leur catalogue, certains se lancent sur le marché en publiant de nouveaux talents.

A l'image de La Joie de lire, spécialisé en littérature jeunesse, mais qui étoffe davantage son offre BD, du Lausannois Antipodes qui édite près de cinq albums par année, d'Helvetiq, nouveau venu sur le marché, sans oublier les Veveysans d'Hélice Hélas ou les mythiques éditions Moderne à Zurich.

Mais disons-le franchement ici, l'édition suisse a besoin du marché franco-belge pour survivre. Le bassin romand n'est pas assez rentable. Question de renommée également: "On a l'impression qu'il faut être validé en France et en Belgique pour être reconnu en Suisse", explique Vamille, déjà autrice de quatre BD ("Maisons, villes et chemins", éd. La Joie de lire, 2018, "Speculum Mortis", éd Hélis Hélas, 2018, "Bonjour/Bonsoir", éd. La Joie de lire, 2019, et "Greta change le monde, éd. Sarbacane, 2020).

>> A écouter également: une interview de Vamille autour de son livre "Greta change le monde" paru en 2020 (QWERTZ, mars 2020) :

Camille Vallotton, alias Vamille. [RTS - Marlène Métrailler]RTS - Marlène Métrailler
QWERTZ - Publié le 18 mars 2020

Cette logique culturelle implacable en Suisse romande ne doit pourtant pas remettre en question le nouvel élan éditorial qui couve. "Avec Antipodes et Helvetiq, il y a une porte qui s'ouvre à de nouveaux genres. Il faut vraiment que les lignes éditoriales de ces maisons d'édition restent avec le temps", insiste Fabian Menor.

Couverture du vol 2 "Obsession" de la série "Spirite" de Mara. [Editions Drakoo]
Couverture du vol 2 "Obsession" de la série "Spirite" de Mara. [Editions Drakoo]

Pour publier ses albums, Mara l'a fait à l'ancienne, en enchaînant les allers-retours à Paris. "Je rencontrais les éditeurs. J'attendais avec mon petit dossier sous le bras. C'est comme si j'avais des séances d'école condensées. Il fallait être réceptif à la critique".

Depuis, avec deux séries publiées ("Clues" chez Akileos et "Spirite" chez Drakoo), elle s'affirme dans un genre bien spécifique, le fantastique [voir son "Dans sa bulle"]. Mais elle le clame haut et fort: sans le soutien d'auteurs suisses confirmés, elle n'en serait pas là. "Ils avaient cinq à dix ans de plus que moi. A chaque fois que je les rencontrais, il y avait une espèce d'émulation".

>> A voir: "Dans sa bulle" avec Mara :

Dans Sa Bulle - Mara
Dans sa bulle - Publié le 14 juin 2022

Regrouper le savoir-faire suisse, le représenter, voici clairement un des buts de la SCAA (Swiss Comics Artists Association). L'association prend du poids. Elle défend les droits de ses membres, autant au niveau institutionnel que politique. Un travail de fonds nécessaire pour mieux implémenter le métier de dessinateur dans le paysage artistique national.

Les gens sont enthousiastes quand je leur dis que je fais de la BD. Il y a une énergie qui nous porte vers quelque chose nouveau

Fabian Menor, bédéiste suisse

Chapitre 5
L'héritage paie

La dessinatrice de BD Camille Vallotton, connue sous le pseudo de Vamille / RTS - Pierre Jenny

Même si dans l'Hexagone beaucoup pensent que Zep est français, le milieu professionnel reconnaît aujourd'hui le dynamisme de la BD en Suisse. Une voie initiée par Rodolphe Töpffer bien sûr et dont les scènes genevoise et zurichoise ont par la suite démocratisé le savoir-faire. "Les sentiers alternatifs empruntés par mes aînés ont pavé le chemin de ce qui se fait aujourd'hui. Nous, on fait peau neuve sous une autre forme de peau", explique Fabian Menor.

Le canton de Genève assume clairement l'héritage laissé par Rodolphe Töpffer. Avec le prix et le musée de la BD en devenir dans la villa Sarasin au Grand-Saconnex, il affiche clairement ses ambitions.

Aujourd’hui, on est plus la traîne! On est juste bien! Le fait d’être Suisse n’est ni un avantage ni un désavantage. Et c’est chouette

Vamille, bédéiste suisse

Du côté de la Confédération, Pro Helvetia valide son projet d'encouragement de la bande dessinée suisse amorcé il y a deux ans. Plusieurs cantons suivent le pas en octroyant des bourses. "Il y a une prise de conscience au niveau institutionnel qu'il n’y avait pas avant", constate Roland Margueron.

>> A lire aussi, notre grand format web : Dans le milieu de la BD, difficile de vivre de sa bulle

L'affiche de la 8e édition du Delémont'BD. [Delémont'BD]
L'affiche de la 8e édition du Delémont'BD. [Delémont'BD]

Le relais des médias est également beaucoup plus présent. En témoignent notamment les portraits vidéo "Dans sa bulle". En allant à la rencontre des auteurs et autrices suisses d'aujourd'hui, en leur donnant la parole dans leur atelier, les deux réalisateurs à l’origine du projet créent une documentation vidéo inédite.

Onze portraits qui démontrent toute la vitalité et la diversité de cette nouvelle génération, réunis dans une installation immersive à découvrir durant le festival Delémont'BD qui se tient jusqu'au 19 juin.

>> A écouter: Philippe Duvanel présente la 8e édition du festival Delémont'BD :

Entretien avec Philippe Duvanel, commissaire de l'exposition rétrospective Burki
L'invité du 12h30 - Publié le 15 juin 2022

Mais la scène BD helvétique reste "fragile et précaire", selon les mots utilisés par Pro Helvetia en 2021. Le travail de reconnaissance du métier est encore primordial, afin de perpétuer un art qui a été inventé en Suisse.

Répétons-le à souhait. Encore et encore, car le potentiel est là. Il ne reste plus qu'à l'exploiter à sa juste valeur!