Dans leur voiture coincée dans la neige, au col du Jaun, Max profite de leur nuit sous les flocons, isolés de tout, pour raconter à Tina les aventures de Jakob Boschung et de Marie-Françoise Magnin, tombés amoureux au premier regard.
Il est un pauvre vacher, elle est une fille de paysan riche. Leur mariage est impossible. Jakob Boschung, renommé Jacques Bosson par les Français, s'engage plus ou moins volontairement dans l'armée française comme mercenaire tandis que Marie l'attend en Gruyère. Mais le destin est moqueur et emporte le couple dans la tornade révolutionnaire, écologique et scientifique qui balaie la fin du XVIIIe siècle.
Alex Capus aime raconter la vie des gens ordinaires à qui il arrive des choses extraordinaires. A partir d’une chanson populaire, celle du "Pauvre Jacques", composée à l’occasion de son mariage avec Marie à Versailles le 26 mai 1789, le romancier dresse le portrait d’un amour infaillible. "Ils n'avaient rien que leur amour et la confiance que l'autre n'allait pas l'oublier", souligne Alex Capus.
La petite histoire se mêle ainsi à la grande. Alex Capus est familier du procédé, lui a qui fait des études d'histoire. Mais les faits ne sont pas tout. Il faut élaguer, resserrer l'intrigue, s'approprier son sujet, l'aimer.
Quand je fais des recherches pour un roman, il y a d'autres histoires à droite et à gauche. Il me suffit de décider lesquelles je ne vais pas raconter après et garder celle qui reste. A chaque fois, c'est le coup de foudre. Je reconnais tout de suite l'histoire que j'ai envie de raconter.
Sur les traces de Jacques
Très vite, la figure de Jacques se dessine. Vacher consciencieux, il aime Marie sans retenue et il l'aimera toujours. C'est un beau gars à la taille fine, aux yeux bleus, renseignements retrouvés dans les archives fribourgeoises. On a conservé les données de son engagement comme mercenaire. "Je trouve ça très touchant, nous laissons tous des traces dans notre vie. Dans notre pays épargné par les catastrophes, toutes les archives sont intactes, c'est un cas unique. C'est beau pour un historien, toutes les sources sont là".
Les traces de Jacques le mènent à Versailles, au service obligé de la petite sœur de Louis XVI, Madame Elisabeth. La révolution gronde, les pauvres ont faim. L'éruption d'un volcan en Islande en 1784 a plongé l'Europe dans une sorte d'hiver nucléaire où rien ne pousse et où les hivers jouent les prolongations. Mais la noblesse, surtout française, féodale, n'a pas compris que le temps était à l'orage. Elle y laissera sa tête.
C'est à côté de Versailles, à Montreuil, que la sœur préférée de Louis XVI fait bâtir une ferme modèle, romantique. Toute l'aristocratie européenne ressent alors ce besoin de vivre de manière écologique et naturelle. Rousseau et Voltaire ont laissé leurs marques. Jacques devient le vacher de Madame Elisabeth, chargé des vaches fribourgeoises, beautés noires et blanches aux pis gonflés. Marie le rejoint. Les voilà amants, puis mariés quand la Révolution renverse la monarchie. Jeunes parents, ils pourront rentrer en Suisse, à Bulle, après bien d'autres péripéties dont l'incarcération de Marie.
J'adore les histoires qui durent. J'ai un grand besoin d'histoires qui durent, et de liens qui durent. C'est le temps qui donne un sens aux histoires et à la vie.
Entre banal et sublime
Cette histoire passionnante, véridique, Max l'évoque à Tina tandis que la neige s’accumule sur leur pare-brise. Le temps du roman est à la fois celui d'une vie et celui d'une nuit. "Je pense que chaque histoire a la forme qui est la sienne et qui est la bonne. Je mets souvent plusieurs mois, après avoir effectué toutes les recherches, pour trouver la forme idoine et là, puisque cette histoire traite des gros sujets - la fidélité, la loyauté, le grand amour à vie -, j'ai décidé de ne pas utiliser des outils pathétiques, mais de raconter d'une manière très simple, presque orale, comme si on était assis au bord du lit d'un bon copain".
Le cadre de la narration est donc celui d'une voiture enfouie dans la neige, un incident, une nuit, un couple aimable et aimant. "Il me fallait un cadre qui pouvait rendre plausible que quelqu'un raconte une longue histoire et que l'autre ait la patience d'écouter des heures et des heures, et ça, ça ne va pas de soi, car en général, quand on commence à raconter, au bout de deux minutes, les gens s'en vont, ils en ont assez".
La voiture sous la neige de fin d'automne n'offre aucune échappatoire pour le plus grand plaisir de la lectrice et du lecteur. Alex Capus impose son rythme, des allers et retours entre vraie vie et fiction, entre banal et sublime. Et tout se termine bien puisque Jacques a épousé Marie.
"Une histoire qui se termine bien, c'est toujours grâce au narrateur qui a su s'arrêter à temps", rappelle encore notre romancier amoureux.
Catherine Fattebert/ld
Alex Capus, "Les amants de Montreuil", Actes Sud, 179 p.
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