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L'histoire de Proust, du financier et de l'hôte suisse encombrant

Thierry Laget. [éditions Gallimard - Francesca Mantovani]
L'invité: Thierry Laget "Lettres à Horace Finaly" / Vertigo / 23 min. / le 6 juillet 2022
Ecrivain et essayiste, Thierry Laget fait paraître la correspondance entre Marcel Proust et son ami banquier influent Horace Finaly. On y découvre le personnage d'Henri Rochat, un Vaudois et ancien serveur du Ritz, qui vivra trois ans aux crochets de Marcel Proust.

C'est une anecdote méconnue de la vie de Marcel Proust qui ressurgit. L'écrivain hébergea longtemps un hôte suisse encombrant, Henri Rochat, qu'il réussit à faire partir pour le Brésil grâce à l'aide d'un ancien condisciple devenu financier. "Lettres à Horace Finaly", paru aux éditions Gallimard, est un recueil de vingt missives inédites du célèbre auteur du roman "A la recherche du temps perdu".

"Horace Finaly est le rejeton d'une dynastie de financiers juifs originaires d'Europe centrale, rapporte l'écrivain français Thierry Laget, interrogé dans l'émission Vertigo. A la suite de son père, il est devenu le plus grand banquier de l'époque pour la France, pour l'Europe peut-être, à une époque où l'on pouvait en tant que directeur d'une banque, faire des affaires personnelles. Il a amassé une fortune très importante."

Une amitié de jeunesse

Riche et habile en affaires, Horace Finaly est également très cultivé. "Il connaissait, dit-on, 'La Divine Comédie de Dante' par coeur, il lisait Homère dans le texte et il collectionnait les éditions originales et les manuscrits de la Divine Comédie", détaille le spécialiste de Proust.

Marcel Proust a reçu le Prix Goncourt en 1919 pour "A l'ombre des jeunes filles en fleur", second volume de sa série "A la recherche du temps perdu". [AFP - leemage]
Marcel Proust a reçu le Prix Goncourt en 1919 pour "A l'ombre des jeunes filles en fleur", second volume de sa série "A la recherche du temps perdu". [AFP - leemage]

Horace Finaly et Marcel Proust se rencontrent pendant leur scolarité au prestigieux lycée Condorcet de Paris. Ils fondent très jeunes une revue, "Le Banquet", dans laquelle ils publient des poèmes, des nouvelles, notamment les premières écrites par Marcel Proust. Les deux compagnons partent aussi en vacances ensemble à Ostende, jouent au casino, écoutent des concerts. Et font même un aller-retour express en Angleterre, alors que l'on pensait jusqu'alors que Proust ne s'était jamais rendu dans ce pays.

Henri Rochat, cet invité indésirable

Interrompue pendant la guerre, leur correspondance reprend en 1920 avec l'apparition du personnage d'Henri Rochat. Dans les lettres de Proust, il est présenté comme un ancien serveur du Ritz, devenu secrétaire et ami de l'écrivain.

"On ne sait pas grand-chose sur ses origines. On sait qu'il est suisse et on suppose qu'il vient de la Vallée de Joux. Il a sans doute reçu une bonne éducation, il joue du piano et il peint", explique Thierry Laget.

A cette époque, les Suisses étaient très prisés des grands hôtels parisiens car l'école hôtelière de Lausanne les formait parfaitement aux professions de l'accueil. Henri Rochat est donc recruté au Ritz et est très vite remarqué par Proust qui fréquentait cet établissement et aimait discuter avec les serveurs. Lorsque la guerre éclate et que Rochat perd son travail, l'écrivain l'accueille chez lui en lui proposant un poste de secrétaire. Mal lui en prend: Rochat se révèle piètre écrivain et ce séjour, qui ne devait compter que quelques mois, dure au final trois ans. "Henri Rochat aura coûté énormément d'argent à Proust. C'était quelqu'un de très dépensier", analyse Thierry Laget.

Non seulement Henri Rochat ne fait pas le travail pour lequel il est payé, mais il achète des costumes de luxe quand Proust lui-même vit en pyjama.

Thierry Laget, écrivain et essayiste, spécialiste de l'oeuvre de Marcel Proust

Les petites fugues

Régulièrement, Henri Rochat s'enfuit. "C'est là que l'on peut penser qu'il a inspiré une partie du personnage d'Albertine dans 'La recherche du temps perdu', Albertine qui est cet être de fuite dont parle le narrateur du roman", livre Thierry Laget.

"S'ennuyant chez moi, il a, à deux ou trois reprises, fait de petites 'fugues' où il a malheureusement perdu non seulement l'embonpoint qu'il avait gagné à la maison, mais aussi tout l'argent que je lui avais donné, qui ferait aujourd'hui une petite fortune (presque équivalente à la mienne), et qu'il a généreusement distribué à des 'poules'", se désole le romancier dans ses lettres, effaré par ses factures chez le tailleur.

Eloigné au Brésil

Lassé, Proust s'adresse à son ami Finaly pour envoyer Henri Rochat dans une des filiales de sa banque, si possible en Chine pour être certain de ne pas le revoir de sitôt. Henri Rochat finit par être expédié à Recife, au Brésil, où son comportement sera loin d'être exemplaire.

Alors qu'on l'a longtemps cru mort en Argentine, on a découvert récemment que c'était dans les environs de Parnaiba (nord-est du Brésil) qu'il disparaît en 1923. Rochat avait emporté jusque dans cette région tropicale des exemplaires dédicacés des romans de Proust, décédé en 1922.

La correspondance se poursuit après le décès de l'écrivain entre Horace Finaly et le frère de Marcel, le chirurgien Robert Proust. Très affecté, Horace Finaly contribuera de façon décisive à faire vivre le souvenir de Marcel Proust.

Propos recueillis par Anne Laure Gannac

Adaptation web: Melissa Härtel avec agences

Marcel Proust, "Lettres à Horace Finaly", édition de Thierry Laget, collection Blanche, Gallimard

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