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"Mets-toi dans mes talons", un récit autobiographique au cœur du travail du sexe

La Diabla. [Eva-Luna Perez Cruz]
Quelques conseils de lectures estivales / Vertigo / 17 min. / le 21 juillet 2022
Travailleuse du sexe transsexuelle à Genève, la Diabla signe son premier livre en collaboration avec l’association Aspasie et le Collectif occasionnel. Une immersion sans fard dans un monde méconnu où liberté, solidarité et solitude se côtoient.

"Moi c’est la Diabla, mais on m’appelle la Diablosa, parce que je suis un ange le jour et une diablesse la nuit. Je n’ai pas peur de la vie, ni des hommes. (...)  Mets-toi donc à ma place, enfile mes talons aiguilles, et on verra bien si tu continues à me juger quand tu découvriras combien je suis vraie et, surtout, libre!"

C'est par ces phrases que débute le premier livre de la Diabla, "Ponte en mis tacones" ou, en français, "Mets-toi dans mes talons aiguilles". Ce récit autobiographique nous emmène au cœur d’un milieu qui nous échappe et nous questionne, objet de nombreux fantasmes et préjugés: celui du travail du sexe, qu'on appelle volontiers le plus vieux métier du monde.

Originaire d'Equateur, la Diabla exerce à Genève depuis plusieurs années en tant que prostituée et s'exprime régulièrement dans les médias et sur les réseaux sociaux pour rendre plus visible la parole des personnes actives dans le travail du sexe. Cette publication est sa toute première.

Un récit de combat

L’écriture est brute et les coulisses de la prostitution décrites sans fioritures. L'auteure y raconte la stigmatisation, les violences, les conséquences du Covid et de l'interdiction d'exercer dans le canton de Genève, la prison, la drogue ou encore les opérations pour changer de sexe et devenir pleinement femme. "J'ai montré dans ce livre toute ma réalité, sans filtre ni tabou, explique la Diabla. C'est si facile de juger de l’extérieur, sans rien savoir d'une personne. La vie est difficile pour tant d’étrangers et de transsexuels qui ont souffert en Amérique du Sud et qui voyagent vers des pays européens, américains ou vers d’autres Etats plus développés."

Si la solitude et la misère humaine traversent le livre, la quête de la liberté, quant à elle, transparaît plus encore. "Ponte en mis tacones" est avant tout un récit de combat. L'auteure y relate la conquête de sa propre liberté et la volonté de s’affranchir des normes et de la mainmise sur le corps des femmes. "Mon corps est mon entreprise", écrit la Diabla, et "le bureau, c’est entre nos cuisses".

Dans cette lutte-là, la solidarité est essentielle, et le livre est conçu comme une main tendue aux autres femmes, notamment trans: "Je veux que mon livre serve aux futures générations de jeunes filles transsexuelles, affirme la Diabla. Nous avons d’autres objectifs désormais, pas seulement celui de la prostitution. Nous avons davantage d’options. Nous pouvons étudier, faire une carrière, nous pouvons faire beaucoup de choses aujourd’hui. A mon époque, on ne pouvait travailler que dans la prostitution."

La Diabla. [DR - Eva-Luna Perez Cruz]
La Diabla. [DR - Eva-Luna Perez Cruz]

Engouement aux Pâquis

Verni il y a deux semaines, "Ponte en mis tacones" est le résultat quelque peu inattendu d'un atelier d'écriture organisé par l'association Aspasie à Genève. Eva-Luna Perez Cruz, membre d’Aspasie, a accompagné le processus d’écriture de la Diabla durant une année au Centre de documentation Grisélidis Real. Le soutien du Collectif occasionnel a ensuite permis de publier le livre. L'émotion est grande pour elle, d'autant que la parole de la Diabla est une parole habituellement peu entendue: celle d'une femme transsexuelle, prostituée, qui n'a pas eu la chance d'être scolarisée.

"Je trouve cela magnifique et très beau, se réjouit Eva-Luna Perez Cruz. De nombreuses personnes qui exercent aux Pâquis ont acheté le livre et cela leur donne beaucoup d'espoir. Je sentais souvent cette réticence dans les cours de français: elles pensaient ne jamais être capables d'écrire, elles pensaient n'être personne. Aujourd'hui, le livre de la Diabla leur donne de la force: elles se disent qu'elles aussi ont des choses à raconter, que leurs expériences peuvent être dites et retranscrites."

Face à cet engouement, l'association Aspasie s’attend à recevoir d’autres manuscrits de travailleuses du sexe et à pérenniser son atelier d’écriture.

Charlotte Frossard

Le livre "Ponte en mis tacones" de la Diable est disponible à la librairie La Dispersion à Genève dans une version bilingue (espagnol et français). Il est en cours de réédition et devrait bientôt être disponible dans d'autres librairies.

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Le travail du sexe en Suisse

En Suisse, l'exercice de la prostitution est légal. Le travail du sexe est une activité lucrative tolérée, en regard du principe de la liberté économique. Chaque canton est ensuite libre de réglementer le travail du sexe. A Genève, par exemple, tout travailleur et travailleuse du sexe doit suivre une séance d'information et s'enregistrer dans un service de police dédié.

Certaines infractions, comme l'encouragement à la prostitution et la traite des êtres humains, peuvent être poursuivies par le code pénal.

Aspasie, quarante ans de défense des travailleurs du sexe

Fondée en 1982 à Genève, l'association Aspasie promeut les droits des personnes qui exercent le travail du sexe par différents moyens. Promotion de la santé, lutte contre la traite des êtres humains, soutien et accompagnement des travailleurs du sexe font partie de ses missions.

Avec le centre Grisélidis Réeal, centre de documentation internationale et bibliothèque de la prostitution, Aspasie représente aussi un lieu unique de référence et de ressources sur le travail du sexe.