Léonore Queffélec conte sa folle enfance musicale dans "Roulette russe"

"J’essaie d’être dingue. J’apprends. J’ai beau tout faire pour entrer en HP, ils me disent que je suis normale. C’est dans l’air du temps d’être bipolaire, mais ma psy ne veut pas m’accorder ce privilège. Alors je travaille ma folie. Être maboule n’est pas chose innée. Je veux voir à quoi cela ressemble, un fou. Je pars chez ma psy avec un t-shirt taché. C’est ça l’astuce, une mini-tache sur un t-shirt et ma psy prend soudain au sérieux mes idées noires."

Ainsi débute le premier livre de Léonore Queffélec, "Roulette russe". Ce récit d'autofiction raconte la relation de l'autrice avec sa mère, la célèbre pianiste Brigitte Engerer, décédée en 2012 des suites d'un cancer. Une vie et une relation intenses voire déjantées, comme s'en souvient Léonore Queffélec pour la RTS: "Je me couchais à pas d'heure alors que j'avais sept ans, je partais souvent en voyage, parfois je ratais l'école dix jours. Ma mère m'inscrivait à l'école en Allemagne, aux Etats-Unis. Elle ne me laissait pas déscolarisée. Nous n'avions pas une vie comme les autres, elle allait à 200 à l'heure".

Une histoire atypique

Tout commence en Tunisie. Marie-Pink, la grand-mère de Léonore Queffélec et mère de Brigitte Engerer, est convaincue du don de sa fille pour le piano. Elle la fait travailler son instrument trois heures par jour, dès son enfance. La petite fille donne ses premiers concerts à cinq ans déjà. "Ma mère me disait souvent qu'elle n'avait pas eu d'enfance, c'est pour cela qu'elle a voulu me laisser libre de faire mes propres choix. Parfois, elle se sentait comme un pantin", ajoute Léonore Queffélec.

La jeune Brigitte intègre ensuite le Conservatoire de Paris. Elle gagne son premier prix de piano à 15 ans et part pour la Russie à 17 ans. Elle y suit les cours de Stanislas Neuhaus, fils du pianiste et pédagogue soviétique de renom Heinrich Neuhaus. L'homme a vingt-sept ans de plus qu'elle, mais elle en tombe amoureuse. Elle restera à ses côtés en Russie pendant dix ans, jusqu'à la brusque fin de leur histoire: Stanislas Neuhaus décède le 24 janvier 1980 tandis qu'il joue le 2e concerto de Rachmaninov à leur domicile à Peredelrkino.

Même si Léonore Queffélec n'a pas connu le premier amour de sa mère, elle se souvient de la présence et de la place qu'occupait Stanislas Neuhaus dans leur vie. "Ma mère en parlait tout le temps. Sa photo était à la gauche du piano quand elle travaillait et nous n'avions pas le droit de toucher le cendrier qu'il lui avait offert."

Ni angéliser, ni salir la mémoire

Dans son récit, l'autrice n'avait envie ni d'angéliser, ni de salir sa mère. "Elle a fait comme elle a pu, en menant de front sa carrière de pianiste internationale et son rôle de mère. C'est quelque chose qui relève d'une prouesse et qui m'épate", indique-t-elle.

Malgré tout, enfant, elle est témoin de scènes étranges. Les frontières des rôles parents-enfants sont parfois floues et la petite fille doit faire face aux démons de sa mère. "Ma mère était prête à tout pour nous, et j'étais prête à tout pour qu'elle soit bien […] Je la voyais pleurer sur le canapé et je faisais la pitre pour la consoler. Ma mère se confiait à moi sur des sujets que les parents n'abordent pas avec leurs enfants d'habitude."

Autre anecdote, la première cuite de Léonore Queffélec à l'âge de dix ans, en Suisse. Sa mère ne la laisse pas boire de l'eau avec la raclette, de peur que l'eau et le fromage "ne forment une boule dans le ventre qui se durcisse et explose". Assoiffée, la petite Léonore se rue sur le vin.

Le père de Léonore Queffélec, l'écrivain Yann Queffélec, est quasiment absent du récit. À travers son livre, l'autrice souhaitait surtout parler des femmes Engerer - les femmes de sa famille - et de leur héritage. "Je suis fière d'être le fruit de l'éducation de ces femmes de caractère et d'une intelligence hors norme."

Propos recueillis par Anne Laure Gannac

Adaptation web: Myriam Semaani

_{Léonore Queffélec, "Roulette russe", éditions Anne Carrière.}