Il y a des mots qui nous hantent, parfois durablement. Pour Grégoire Bouillier c'est un récit radiophonique, capté un soir de juin 1987, qui s'inscrit dans un coin secret de sa mémoire. Près de trente-cinq ans plus tard, le souvenir de ce fait divers est encore vif: l’histoire sordide d'une ancienne mannequin qui s'est laissée mourir de faim, tenant en quelques formules lapidaires le journal de son agonie.
Comment peut-on en arriver là? Qui était cette femme? Et qu'est-il advenu de son journal, expérience d'écriture extrême s'il en est? En quête de réponses, l'auteur sait qu'il ne sera pas assez de trois pour y faire face. Dans "Le cœur ne cède pas", vaste enquête sociale et intime à la fois, Grégoire Bouillier se fait seconder par des doubles de fiction: l'inspecteur Baltimore, vieux mâle à l'imper mastic et sa jeune assistante Penny, ou la rencontre improbable de Nestor Burma avec une féministe de la génération #MeToo.
Marcelle n'était pas le sujet de notre enquête. (...) Depuis le début, il ne s'agissait que d'une chose: transformer l'impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d'écrire sur elle.
Une démarche d'élucidation de soi
Drôle et joueur, moteur chaleureux d'une enquête opiniâtre, ce duo fictif n'enlève rien à l'art intimiste, résolument autobiographique de Grégoire Bouillier. Depuis "Rapport sur moi" en 2002, toute l'œuvre de l'écrivain français s'inscrit dans une démarche d'élucidation de soi, quête des origines et analyse passionnelle du trouble amoureux. Salué par le Prix Décembre en 2017, son colossal "Dossier M", composé de deux tomes de 1000 pages chacun, explorait de manière exubérante, débridée jusqu'à l’ivresse les tourments d'un amour impossible.
Tout aussi généreux (bien que condensé sur… 900 pages), "Le cœur ne cède pas" fait flèche de tout bois pour atteindre son objectif: des archives internet à l'enquête de terrain, de la généalogie à l'astrologie, des photographies anciennes aux pochoirs urbains, tout est bon pour retracer, dans un foisonnement de détails impressionnant, la vie publique et privée d'une femme dont on ne sait pratiquement rien. Cette quête, prenant forme à mesure qu'elle s’écrit, devient alors le sujet du roman, tendant à l'auteur un miroir puissant.
Je pense qu'il est toujours important pour un auteur de comprendre les motivations de ce qu'il fait. Pourquoi m'être rappelé pendant 35 ans ce fait divers en particulier? Cette question ne peut être résolue qu'une fois l'enquête finie.
Au terme de sa recherche, à l'instar d’un chasseur de trésors dérouté de son objectif premier, Grégoire Bouillier en vient à élucider quelques mystères intimes que seule l'exploration éperdue d'un destin tragique a pu révéler. "Le cœur ne cède pas" s'offre alors à la lectrice, au lecteur, comme la vision d'une photographie intime flottant dans le bac révélateur d'une savoureuse enquête policière.
Nicolas Julliard/ld
Grégoire Bouillier, "Le cœur ne cède pas", ed. Flammarion.
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