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"L'inconduite", la quête existentielle d'Emma Becker entre maternité et désir

L'auteure française Emma Becker le 15 octobre 2019 à Paris. [AFP - JOEL SAGET]
L'invitée: Emma Becker "Lʹinconduite" / Vertigo / 30 min. / le 7 octobre 2022
Peut-on rester femme en devenant mère? Peut-on rester soi dans le désir des hommes? Dans son dernier roman "L'inconduite", Emma Becker raconte la maternité, mais aussi le désir, cette pulsion de vie qui la passionne et qui traverse ses précédents romans.

A l'origine, le roman "L'inconduite" devait être consacré à l'amour que porte Emma Becker à son fils Isidor. Mais finalement, ce livre ne parle que de son autrice. Ecrire l'amour qu'elle a pour son fils, Emma Becker l'aurait fait si elle avait eu assez de temps à consacrer à un tel projet. Mais lorsque l'on vient d'avoir un enfant, "on est souvent contrecarré dans le processus d'écriture, parce que les enfants ont ce pouvoir-là de vous empêcher de penser", témoigne l'autrice, interrogée par la RTS.

"Quand on devient mère, on n'a plus qu'une mission, s'occuper des enfants. Il faut bien que quelqu'un gagne la croûte de tout le monde. Je remarque que ce sont souvent les hommes qui sont investis de cette responsabilité. La solitude et l'épuisement que l'on a quand on travaille n'a rien à voir avec la solitude et l'épuisement que l'on ressent quand on s'occupe d'un tout petit enfant", ajoute Emma Becker.

On peut être beaucoup de choses quand on n'a pas d'enfants. C'est beaucoup plus facile de s'imaginer écrivain ou porte-étendard du féminisme quand on n'a pas un enfant voire deux qui nous ramènent sans cesse aux nécessités de la survie.

Emma Becker, autrice de "L'inconduite"

Cet empêchement d'écrire s'est transformé en colère pour Emma Becker, une colère contre la façon dont la maternité est comprise et organisée dans notre société. Cette nouvelle responsabilité de parent, la romancière a eu le sentiment, souvent, qu'elle ne reposait que sur ses épaules. Plutôt qu'un livre sur l'amour fou, Emma Becker a eu le besoin d'écrire un livre sur cette fureur de voir une partie de son existence se "faire la malle". "En fait, je crois que ce livre est autant une réflexion sur le statut d'écrivain que sur le statut de femme", admet-elle.

La sexualité féminine

"L'inconduite" fait suite à "La maison" (2019), le précédent roman d'Emma Becker tiré de son expérience de deux ans passés dans une maison close berlinoise. Dans "L'inconduite", il est aussi question de sexualité, car cette exploration du désir et de la sexualité féminine est présente depuis son premier roman "Mr" paru en 2011.

La sexualité, un sujet crucial pour Emma Becker qui regrette que les passages de ses livres traitant de la question soient souvent interprétés comme graveleux, particulièrement par les hommes qui accueillent, dans les médias, ses livres avec "des gloussements de puceaux". "On a un peu l'impression d'être à la maternelle. [...] Il faudrait que l'on puisse parler de la sexualité féminine avec autant de banalité et de bienveillance que celle que l'on s'accorde en parlant de sexualité masculine", ajoute l'autrice.

Je ne pense pas qu'on traite les bouquins des mecs de la même façon, c'est-à-dire qu'on n'a pas la tentation d'en faire des bouquins graveleux. [...] Je ne suis pas dans une démarche érotique dans le sens où je n'essaie pas d'émoustiller le lecteur, j'essaie de faire tout le contraire.

Emma Becker, autrice

Dans "L'inconduite", il est question du regard des hommes et de la maternité, deux formes d'enfermement. "J'ai la sensation que depuis toute petite, je suis formatée pour répondre à un certain nombre d'attentes des hommes. [...] J'ai bien l'impression que quand une petite fille vient au monde, on ne lui parle pas de la même façon qu'à un petit garçon, on n'attend pas les mêmes choses d'elle, on lui apprend le compromis, l'écoute, l'empathie, la patience, des qualités dont je pense qu'elles ne sont pas féminines, mais qui nous ont été apprises. Et c'est vrai qu'à 34 ans maintenant, j'ai bien la sensation qu'une grande partie de ma vie sexuelle et affective n'a pas été vécue pour moi, mais pour eux", explique Emma Becker.

Le résultat d'une saine colère

Dans "L'inconduite", Emma Becker mélange fiction et réalité. "Je parle de moi, parce que je me connais", dit-elle. Ses personnages sont des composites, inutile donc pour les lectrices et lecteurs de chercher qui est qui dans son roman. Quant à l'histoire, elle est grandement inspirée de ses propres expériences et de son quotidien: "Ce qui me fait jubiler quand j'écris, c'est la possibilité de reprendre la parole dans une scène de vie où je n'ai pas eu l'impression d'avoir eu de marge de manoeuvre. Une manière de remettre les compteurs à zéro et de pouvoir dire ce que je n'ai pas pu dire sur le moment, peut-être parce que j'étais trop impressionnée. Je me venge dans mes livres".

La peur de ne pas pouvoir rester écrivaine en raison de la maternité traverse aussi cette auto-fiction d'Emma Becker: "Parce qu'il y a toutes ces contraintes extérieures qui me ramènent au sein de mon foyer familial dans lequel mon métier n'est plus très important". "L'inconduite" apparaît ainsi comme le résultat d'une saine colère liée aux inégalités, à la solitude et à l'enfermement qu'impose la maternité dans le couple, comme dans le reste de la société. Un livre féministe? "C'est justement parce que j'écris ce que j'écris que je me considère comme féministe", souligne Emma Becker.

Propos recueillis par Pierre Philippe Cadert

Adaptation web: Lara Donnet

Emma Becker, "L'inconduite", éditions Albin Michel, 2022.

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