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Inceste et suicide au coeur d'"Une mère éphémère", roman d'Emma Marsantes

Emma Marsantes, "Une Mère éphémère", Verdier. [Verdier]
Entretien avec Emma Marsantes, autrice de "Une mère éphémère" / QWERTZ / 34 min. / le 3 novembre 2022
Dans "Une mère éphémère", son premier ouvrage paru chez Verdier, Emma Marsantes affronte avec les armes de la littérature et sous pseudonyme le trauma de l’inceste et du suicide.

C'est l'écriture et la poésie, le langage sur la brèche entre le compréhensible et l'incompréhensible, qui font la singularité d' "Une mère éphémère" d'Emma Marsantes. A la première personne, l'écriture épouse le flux de conscience et les souvenirs d'une fille devenue femme qui recoud comme elle peut l'incohérence, dans la toile d'araignée déchirée des amnésies post-traumatiques: elle se bat contre l'incompréhension, entre inceste subi et mère suicidée. Tout cela au milieu du luxe et de l'art, dans la haute bourgeoisie de Neuilly.

Née en 1960, Emma Marsantes publie ici son premier roman sous pseudonyme. Un pseudonyme qui se donne pour tel, s'agissant du nom d'un personnage de Proust. Parfois proche de la poésie en prose, l'autrice, en entretien, pourrait dire "je" à propos de sa narratrice Mia. Comme un jeu de miroirs ou de distanciations pour réussir à partager l'expérience de blessures profondes, le flux d’une pensée traumatisée, dans une personnalité dissociée.

Elle est dans un flux mémoriel, c’est aussi comme ça que j’ai écrit, dans un état déréalisé (…). Les mots viennent comme une cavalcade de chevaux.

Emma Marsantes

Des épisodes narratifs saisissants

Sur la brèche entre compréhensible, et incompréhensible, donc. Succession hachée, syncopée d'images, de mots, de personnes, de coiffures, de tenues, d'objets, de lieux, de situations, le texte développe parfois des épisodes plus narratifs, à la fois extrêmement concrets, et métaphoriques.

Comme le notable épisode de la chasse. Emma Marsantes rend de manière saisissante l'ambiance, les enfants blottis dans la voiture avant le lever du jour, le père chantant des chansons obscènes, pour rejoindre une sociabilité douteuse entre hommes d'affaires, épouses brushées, manucurées, et aplaties par le diktat du corps filiforme, toutes et tous déguisés en chasseurs. Femmes et enfants se voient assigner le rôle de rabattre le gibier pour que les hommes tirent et tuent. Aux enfants, donc, le devoir de trahir les jolis animaux qu'ils retrouvent sanguinolents, le regard mort à la fin du jour ­– puis le lendemain sur les tables impeccables, sous forme de terrines. La chasse, ou la jouissance de s'approprier la vie d'autrui.

Ou alors l'épisode de la traversée vers la Corse à la voile: le père en capitaine choisissant de braver le gros temps. Jouant, dit le texte, à tuer sa famille – en lui imposant ce jeu.

Entre scènes factuelles et flux de conscience

La mère, tantôt complice de plaisanteries, tantôt absente, fantomatique. C’est curieux, le texte en parle beaucoup, mais elle reste diaphane, insaisissable, perdue dans son brouillard de mélancolie – une mère éphémère.

Et puis les viols répétés par le grand frère, viols par persuasion, contre lesquels Mia, jeune adolescente, s'avère incapable de se rebeller, dressée comme un petit animal à obéir et à se taire. Formée à la soumission et au silence.

Il y a un tricotage entre la laine de la poésie, qui peut être le délire, le refoulé, ce qui vous submerge, et le récit objectif, des scènes beaucoup plus factuelles.

Emma Marsantes

D'ailleurs, Mia ne parle pas. Mais elle écrit. Et parvient ainsi à nommer. A devenir sujet, ce dont elle a été privée. L'équilibre entre les scènes narratives et le flux de la conscience est l'un des défis formels du livre. Le récit pour que nous puissions comprendre, suivre, épouser son parcours. Le flux de la pensée pour nous faire vivre de l'intérieur, par l'écriture, quelque chose de l'état post-traumatique. Lequel peut devenir pour le lecteur, en deçà ou au-delà d'une compréhension rationnelle, une sensation – tout en restant pleinement supportable, parce qu'objet littéraire.

Francesco Biamonte/ld

Emma Marsantes, "Une mère éphémère", Verdier.

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