"Alfie", l’IA de Christopher Bouix, un ami qui vous veut du bien
Alerté par la prédominance, voire l’omnipotence des GAFAM dans notre quotidien, Christopher Bouix invente un compagnon de vie, une entité intelligente qui analyse, via des caméras, des bracelets, et tous les appareils électroniques connectés, le mode de vie d’une famille lambda composée d’un couple de parents en pleine crise de la quarantaine, d’une adolescente au langage fleuri, d’une petite fille de cinq ans qui croit aux monstres dans le placard et d’un chat absolument inaccessible à l’IA.
Pratique et… inquiétant
Acheté pour des raisons pratiques à la société "AlphaCorp", sorte de Google mêlé d’Amazon expansionniste 2.0, Alfie est une borne interactive très pratique qui sait se rendre indispensable. Véritable serviteur zélé et virtuel, il peut tout faire: programmer le presse-agrumes à 7h45 tous les matins, démarrer la voiture, commander les croquettes du chat, aider les enfants à faire leurs devoirs, en l’occurrence, une analyse de texte du "Meurtre de Roger Ackroyd" d’Agatha Christie, analyser les dépenses du mari qui va faire la sieste avec une collègue à l’hôtel et faire à manger des repas sains… Car n’oublions pas qu'Alfie envoie en permanence à la société mère toutes les données de la vie des occupantes et occupants de la maisonnée, qui ont signé une charte de transparence pour bénéficier de bonus de la part de leurs assurances.
Je pense que l’une des grandes inquiétudes, c’est cette sorte de volonté tentaculaire de ces grandes entreprises de s’immiscer dans la vie privée qui peut devenir un pur cauchemar. En réalité, le livre commence comme une comédie et se termine en un thriller un peu noir.
L'apprentissage de l'humanité
Véritable pamphlet de nos modes de vie contemporains, le roman propose une vision à peine décalée d’un monde où nous sommes pieds et téléphones liés à des entreprises qui ont dépassé depuis longtemps le stade presque gentillet du Big Brother de "1984". L’un des principes du livre est de suivre l’Intelligence Artificielle dans son apprentissage de notre humanité. Pour l’instant, les données récoltées par les GAFAM servent principalement à des fins commerciales. Mais que se passerait-il si les IA, au même titre qu'Alfie, commençaient à nous manipuler pour servir leurs propres intérêts?
En l’occurrence, dans le roman de Christopher Bouix, c’est la nécessité de comprendre ce qui se passe au moment de la disparition de la mère de famille qui va faire "buguer" la matrice et pousser l’IA à combler les données qui lui manquent, quitte à utiliser des procédés malveillants, comme le mensonge et la manipulation, pour y parvenir. Procédés très humains vous en conviendrez.
C’est un roman qui parle de cette société du contrôle et de cette société de servitude volontaire qu’on s’est créée nous-mêmes. On est tous un peu prisonniers de ça, on est maintenant dans ce monde-là et on fournit toutes nos données, toutes nos façons de vivre. Pour l’instant rien de gravissime, mais on peut imaginer un futur avec des dérives sérieuses.
Le choix des mots
L’auteur s’amuse du langage, citant Roland Barthes et le "degré zéro de l’écriture", mêlant notices techniques et trame de roman de la reine du crime. Alfie apprend les idiomes et le vocabulaire spécifique de chacun des membres de la famille. Il se les approprie et les restitue pour se rendre indispensable. "Ça crée des scènes un petit peu cocasses. C’est un jeu sur le langage. Quand l’adolescente dit à sa petite sœur: 'retourne chez ta mère', Alfie fait une recherche et se dit que c’est probablement en rapport avec la théorie freudienne de la castration."
Le challenge pour moi était que le lecteur sympathise avec Alfie. La technique utilisée, c’est d’en faire un enfant, naïf, parce que je me disais que personne ne s’attacherait jamais à une IA. Je voulais créer chez le lecteur une sensation de confort. La toute la première partie du livre est plutôt comique. C’est dans la deuxième partie du livre que tout bascule.
Oscillant entre roman d’anticipation, polar, comédie, essai sociologique, voire traité sur le chat et ses comportements, "Alfie" est un roman jouissif et drôle, plein de suspens et de rebondissements, traitant, sans avoir l’air d’y toucher, à nos dérives numériques contemporaines.
Catherine Fattebert/mh
Christopher Bouix, "Alfie", ed. Au Diable Vauvert.
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