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Rétrospective: dix remarquables bandes dessinées parues en 2022

Pro Helvetia soutiendra de manière permanente la création suisse de bandes dessinées. La Fondation veut promouvoir de manière ciblée le "grand potentiel" de cette scène "modeste" avec une "excellente réputation", indique-t-elle jeudi dans un communiqué. [KEYSTONE - SALVATORE DI NOLFI]
Quelles BD marquantes ont-elles paru en 2022? - [KEYSTONE - SALVATORE DI NOLFI]
Journaliste culturel et spécialiste en bandes dessinées, Gilles de Diesbach livre ses dix BD coups de coeur éditées en 2022. Sur tous les continents et à toutes les époques, il y en a pour tous les goûts.

1. Luz & Virginie Despentes, "Vernon Subutex T.2", éd. Albin Michel

Il y a tout dans l’immense pavé que nous lance Luz à la figure, absolument tout ce que la bande dessinée peut offrir de mieux. A commencer par ce dessin bouillonnant et rock’n’roll. Une pure merveille, tant l’auteur ne cesse de varier ses prises de vues, ses cadres ou ses techniques. A chaque page, son idée de mise en scène, toujours musicale, d’une créativité folle, sans jamais tomber dans l’excès ou la facilité. Que ce "Vernon Subutex"-là est intense! Car depuis que Luz a échappé de justesse à l’attentat de Charlie Hebdo persiste dans son œuvre cette fureur de vivre. Comme s’il posait toute son humanité exacerbée dans ses récits et qu’il s’en sentait légitime aujourd’hui.

2. Riad Sattouf, "L’Arabe du futur T.6", éd. Allary Editions

La première planche du tome 6 de "L'Arabe du futur" de Riad Sattouf. [Editions Allary]
La première planche du tome 6 de "L'Arabe du futur" de Riad Sattouf. [Editions Allary]

Avec ce dernier opus, Riad Sattouf clôt avec brio son récit autobiographique entamé en 2014. Mais, soyons franc, ce n’est clairement pas le meilleur album de la série. Parce qu’il l’entame à 16 ans, devient adulte en France et qu’il n’a plus ce regard d’enfant qui nous a tant marqués... Son arrivée en Syrie. Ses pages roses. Ses premiers pas à l’école de Teer Maaleh. Et puis, comment faire mieux que la fin du tome 4, si puissante, si tragique?

Dans ce dernier opus de "L’Arabe du futur", Riad Sattouf s’émancipe de son père pour devenir l’auteur de BD que nous connaissons aujourd’hui. Mais si on la prend dans sa globalité, sa série a changé la donne. Elle a démocratisé le roman graphique, popularisé la BD. Et rien que pour ça, ce sixième tome vaut clairement la 2e place de ce classement.

>> A lire aussi : Riad Sattouf conclut avec maestria sa série autobiographique "L'Arabe du futur"

3. Clara Lodewick, "Merel", éd. Dupuis, collection Les Ondes Marcelline

Dans sa ferme en Flandre, Merel élève seule quelques canards de compétition. C’est une femme libre et sans enfants, la quarantaine, supportrice de l’équipe de foot locale. Elle en est d’ailleurs l’un des piliers de la 3e mi-temps. C’est pour cela que tout le monde l’apprécie au village. Alors forcément, elle ne comprend pas pourquoi elle devient soudainement l’objet d’une cabale. Regards de travers, rumeurs et harcèlements, elle subit un déferlement.

A même pas 30 ans, Clara Lodewick a tout compris de nous. De nos petites frustrations du quotidien qu’on préfère lâchement égrener sur d’autres qui n’y sont pour rien. De nos jalousies. De notre ridicule besoin d’appartenance à un groupe. Elle livre un regard froidement réaliste sur notre incapacité à prendre du recul pour le bien commun. Un coup de maître!

4. Martin Panchaud, "La Couleur des choses", éd. çà et là

Une planche de "La couleur des choses", de Martin Panchaud. [Editions ça et là]
Une planche de "La couleur des choses", de Martin Panchaud. [Editions ça et là]

Mais quel destin pour cet album! Écrit en français, mais publié en allemand il y a trois ans par les éditions Moderne à Zurich (les seuls alors à croire en cet ovni), "Die Farbe der Dinge" remportera de nombreux prix dans sa catégorie en Suisse. Rebelote cette année, avec sa version française (l’originale donc) éditée par çà et là, la BD du Genevois Martin Panchaud accumule les coups de cœur des libraires (et le nôtre) et les récompenses en France. Parce qu’elle est atypique, complètement infographique. Pas de dessin donc, juste des ronds vus du dessus pour incarner les personnages, des pictogrammes pour les décors.

Un minimalisme complètement assumé pour un polar drôle et renversant. Une œuvre qui rebat les cartes de la narration. Rien que ça. Du jamais vu en BD!

>> A lire aussi : "La couleur des choses", le thriller infographique de Martin Panchaud

5. Run et Florent Maudoux, "A Short Story, la véritable histoire du dahlia noir", éd. Rue de Sèvres, Label 619

Comment démystifier le dahlia noir? Comment rendre hommage à Elisabeth Short, après tout ce que l’Amérique a écrit sur elle? Après tous les fantasmes générés sur ce meurtre irrésolu, sur ce corps retrouvé aux abords d’une rue à Los Angeles en 1947, mutilé et coupé en deux. C’est le parti pris de Run et Florent Maudoux: montrer Beth telle qu’elle était. Raconter dans les détails la vie de cette jeune femme originaire de Medford qui rêvait de célébrité. Surtout sa dernière année. Et pour ce faire, ils se sont documentés, ont recroisé des tonnes de documents, se sont replongés avec une précision confondante dans le Hollywood des années 40. Pour aboutir à ce roman graphique documentaire passionnant de bout en bout.

>> A lire aussi : "La véritable histoire du Dahlia noir" rouvre le dossier du meurtre d'Elizabeth Short

6. Jean-Marc Rochette, "La dernière reine", éd. Casterman

Il y a quelque chose de brut dans les récits de Jean-Marc Rochette. Classique, maîtrisée, mais brut. Certainement à cause de son dessin, sombre et hachuré. De ses personnages, forts et entiers. Ou peut-être sont-ce ses histoires, toujours en lien avec la montagne et les mystères qu’elle recèle?

"La dernière reine" raconte l’amour entre Edouard Roux, gueule cassée de 14-18, et Jeanne, la sculptrice qui lui redonne un visage. Elle vit à Montmartre, dans le Paris pédant des artistes de l’après-guerre, lui dans le sauvage et majestueux plateau du Vercors. C’est là qu’il lui fera découvrir son secret, enfoui depuis des millénaires dans l’obscurité, et dont Jeanne s’inspirera pour son chef d’œuvre. Mais à quel prix? Car avec Jean-Marc Rochette, on ne badine pas avec la nature.

Jean-Marc Rochette dans son atelier dans les Ecrins [RTS - Christophe Canut]
Jean-Marc Rochette dans son atelier dans les Ecrins [RTS - Christophe Canut]

7. Jade Khoo, "Zoc", éd. Dargaud

La couverture de "Zoc", de Jade Khoo. [Editions Dargaud - DARP-HORS COLL]
La couverture de "Zoc", de Jade Khoo. [Editions Dargaud - DARP-HORS COLL]

"Zoc! Bon sang! Tu trimbales un fleuve avec tes cheveux…". A prendre au sens littéral, les premiers phylactères de cette BD complètement inattendue donnent le ton. Oui, l’eau s’aimante naturellement aux cheveux de Zoc; c’est le pouvoir de cette jeune fille. Quand il pleut par exemple, l’eau s’accroche à sa natte, s’accumule derrière elle, et la voilà qui trimballe une énorme gouille lorsqu’elle marche, sans aucune difficulté, quel que soit le poids de l’eau. Un pouvoir dont Zoc ne sait que faire jusqu’à ce qu’elle trouve un travail: enlever l’eau d’un village inondé.

Un pitch insensé que la toute jeune Jade Khoo met admirablement en images. C’est doux. C’est beau. Ça respire. Comme si elle avait mis en cases le rêve d’un enfant pour remédier à l’inexorable montée des eaux dans notre monde. Un émerveillement!

8. Jonathan Case, "Les petits monarques", éd. Dupuis

Une maladie du soleil a annihilé presque toute vie mammifère sur terre il y a plus de cinquante ans. Les rares survivants vivent en communauté à l’abri sous terre et ne sortent que la nuit. Sauf Elvie et Flora. La première a tout juste 10 ans, est sous la tutelle de la deuxième, une jeune biologiste talentueuse. Pour vivre à la lumière du jour, Flora a trouvé un remède à base d’écailles de monarques. Oui, oui, les célèbres papillons migrateurs d’Amérique que les filles ne cessent de pourchasser à travers tout le pays afin de ne pas être à court de médicaments.

Un road-trip autant haletant que poétique, vu à travers les yeux d’une enfant. Un récit dystopique au féminin, rare et ingénieux.

9. Geoffroy Monde, "La Voix de Zazar", éd. Atrabile

Quel étrange univers que celui de Geoffroy Monde! Des personnages tout riquiqui, avec une grosse tête un peu moche. Des vaisseaux spatiaux, géométriquement improbables, presque ridicules. Tout ça servi par une ambiance ultra léchée. Bref, un style indescriptible entre le dessin animé enfantin et "2001 l’odyssée de l’espace", pour un récit de science-fiction et de cannibalisme. Car quand Carol se réveille de son hyper-sommeil, son vaisseau de croisière est désespérément vidé de tous ses occupants. Commence alors pour lui un voyage solitaire et schizophrène, où il rencontre Frank, un cadavre congelé qui lui servira de confident… et de garde-manger.

Un voyage autant con-con que gênant, qui brouille nos repères, sans jamais tomber dans l’inconsistance.

10. Ersin Karabulut, "Journal inquiet d’Istanbul T.1", éd. Dargaud

La couverture de "Journal inquiet d'Istanbul, vol. 1" d'Ersin Karabulut [Editions Dargaud - DARP-HORS COLL]
La couverture de "Journal inquiet d'Istanbul, vol. 1" d'Ersin Karabulut [Editions Dargaud - DARP-HORS COLL]

Connaissez-vous la BD turque? Et bien c’est hyper bien, et plutôt très engagé. Car la BD turque était avant tout diffusée dans pléthore de journaux satiriques, qui se moquaient ouvertement des leaders politiques du pays.

Était? C’est ce qu’on apprend dans "Journal inquiet d’Istanbul", mais pas seulement. Car en racontant sa jeune vie d’auteur en devenir, Ersin Karabulut nous immerge dans de sa banlieue, loin, très loin de l’Istanbul des cartes postales. Un quartier sordide fait d’intimidations, d’embrigadements et de meurtres, religieux ou politiques.

Une Turquie sous le voile, dessinée aux cordeaux par un jeune caricaturiste encore trop insouciant pour se rendre compte de la déflagration qu’engendrent ses tout simples coups de crayon.

Gilles de Diesbach/mh

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