Dans son studio de Créteil dans la banlieue de Paris, au 7e étage d’un bâtiment vétuste, Lok Yé regarde une cassette de comédie musicale khmère. Sa petite-fille Alice lui rend visite après l'école. Elle s’installe sur un tabouret en plastique avec une part de gâteau au pandan et observe cette petite grand-mère silencieuse. Les épaules de la vieille femme sont affaissées et son corps plisse. Petit à petit, Alice va découvrir les souvenirs et la violence qui hantent l’esprit de sa grand-mère.
Paru le 6 janvier 2023, le premier roman d’Alice Dumas Kol cache en réalité une enquête sur le passé familial – et féminin – de l'
autrice. Arrivées en France en 1975, sa grand-mère et sa mère ont fui le Cambodge et la violence des Khmers rouges. Si elles gardent le silence sur ce passé traumatisant face à la jeune fille, des fantômes les retiennent prisonnières.
Un héritage silencieux
"Il était compliqué pour moi de savoir où je voulais situer cette histoire. J’ai d’abord parlé d’autofiction, puis j’ai voulu affirmer le côté romanesque, explique Alice Dumas Kol à la RTS. J’ai eu beaucoup de difficultés à m’autoriser d’écrire l’histoire vécue par ma mère, ma grand-mère, mes oncles et mes tantes. Car finalement, je ne l’ai pas vécue, mais reçue en héritage en quelque sorte."
Si elles ne parlent pas ouvertement de leur traumatisme, la grand-mère et la mère d’Alice Dumas Kol le transmettent à leur fille d’une autre manière. "Cet héritage s’exprime par le corps, les frustrations et les colères. Je voulais justement créer l’histoire par rapport à ces non-dits. Il est donc important de l’inscrire comme un roman, pour me donner une place dans le récit", précise l’auteure.
Alice Dumas Kol a décidé de se lancer dans l’écriture de son livre à la suite du décès de sa mère. "J'ai pensé à ce que j’aurais aimé qu’elle me transmette. Elle écrivait aussi de son côté, mais il s’agissait de textes historiques sur le Cambodge dans lesquels elle se dévoilait peu en tant que femme. C’est pourtant cela que j’aurais voulu lire."
De la vie au Cambodge, il ne reste presque rien. Quelques photos, bijoux, statuettes dont on se dispute aujourd’hui la propriété. Tout ce qui a pu entrer dans la valise. Le reste a été englouti par la marée rouge.
Une enquête à partir de souvenirs
L’auteure débute son enquête à partir de bribes de récits racontés par sa mère. Venant d’une famille bourgeoise, cette dernière figurait parmi les cibles des Khmers rouges. Idem pour les intellectuels et les artistes: un oncle disparaît car "il porte des lunettes". Elle interroge aussi des tantes et des oncles.
"J’ai également beaucoup travaillé sur des images qui m’ont accompagnée durant mon enfance, des images peut-être fantasmées de ce qu’il s’était passé là-bas, ajoute Alice Dumas Kol. Ma mère me parlait beaucoup de sa vie de petite fille, d’une manière très romanesque. Elle a pourtant vécu la guerre civile, qui a précédé l’arrivée des Khmers rouges au pouvoir. Elle me disait en riant: 'J’ai vu des têtes coupées accrochées sur des piques en allant à l’école'. Pourtant, pour elle, sa vie au Cambodge était comme le paradis perdu."
Propos recueillis par Anne Laure Gannac
Adaptation web: Myriam Semaani
Alice Dumas Kol, "Une chance amère", éditions Anne Carrière