"Double V" de Laura Ulonati, Virginia Woolf en son miroir

Vanessa et Virginia. Deux V poussés dans l’ère victorienne. Deux sœurs presque jumelles, siamoises par l’ambition de leur art émancipateur. Avec "Double V", son troisième roman, Laura Ulonati donne voix à celle qui peint dans l’angle mort de la légende, sœur aînée d’une Virginia Woolf au génie intimidant.

Ma soeur, mon soleil noir. L’autre côté de la pièce, le prix à payer. Sorcière pâle aux cheveux d’algues qui caresse ma joue; un geste d’amour qui trace sur moi une trêve ou un départ en guerre.

Tout commence par une exposition, découverte au Centre Pompidou de Paris. Une relecture de la peinture abstraite, mettant en lumière les femmes peintres, grandes oubliées du mouvement. Parmi celles-ci, Vanessa Bell, dont les monochromes retiennent moins l’attention de la narratrice que les illustrations qu’elle conçoit pour les couvertures des romans de sa sœur, Virginia Woolf.

Violence sourde d’un monde de non-dits

Et cette conviction, qui s’exprime par la voix d’une autre sœur cadette, celle de la narratrice: "C’est à cause de sa sœur si Vanessa Bell a été oubliée." La dualité, la jalousie, le besoin de sacrifier la sororité sur l’autel de la gloire: autant de thèmes qu’explore avec un souffle poétique enivrant le nouveau roman de Laura Ulonati.

Elle-même sœur aînée, l’autrice française joue de cette familiarité des rôles pour nous faire ressentir, à la première personne du singulier, la puissance de cette relation faite d’amour intense et de tromperies cruelles. Inspirée par la correspondance et les journaux intimes de Virginia Woolf, Laura Ulonati dresse le portrait terrible d’une enfance et d’une adolescence marquées par la violence sourde d’un monde de non-dits.

Une chose importante pour moi, c’était de trouver une dimension matérielle dans l’écriture, le moyen de faire sentir au lecteur la puissance de l’incarnation, la recherche qui anime ces femmes, et moi-même: pouvoir s’incarner, arriver à habiter son corps.

Deux possibilités d’être au monde

Dans cet univers corseté de la bonne société londonienne, la brutalité fait partie des meubles: mère peu aimante et jalouse de ses filles, père égocentrique et libidineux, demi-frères aux mains baladeuses, docteurs à la menace omniprésente, l’enfer familial que décrit "Double V" n’a que peu de rapport avec les photographies sages et la pépinière culturelle qu’idéalise l’histoire officielle.

Corps menacés, les deux jeunes femmes incarnent, à leurs manières très différentes, deux branches du "V", deux possibilités d’être au monde et de gagner leur indépendance. Par l’écriture, par le refus d’une vie de femme traditionnelle, Virginia Woolf trace, au prix de sa santé mentale et de l’amour de sa soeur, une voie solitaire admirable.

Vanessa, elle, devient épouse, mère de famille et voit son art relégué au second plan. La promesse de la gémellité, pourtant, cette collaboration symbolisée par les couvertures de Virginia Woolf, indique que les deux destins ne devraient pas être irréconciliables. Et le génie, accordé à la cadette, ne raconte qu’une partie de l’histoire qu’il convient aujourd’hui de réécrire.

Observer le monde, c’est aussi y participer; ce n’est pas réservé qu’aux agités, aux enragés. Aux pessimistes de la raison, aux optimistes de la volonté. Il faut aussi des gens en retrait pour témoigner depuis le bas-côté. Pour essayer de nommer, de donner une forme à la réalité.

Récit à la musicalité puissante

Par le jeu des personnes, par la polyphonie qu’elle met en place, par l’irruption de la poésie et d’une myriade d’allusions aux romans de l’autrice anglaise, Laura Ulonati compose un récit à la musicalité puissante. Un tourbillon de sensations, de mouvements intimes et d’aller-retours entre ses personnages et son autobiographie.

Hanté par l’élément aquatique, thème woolfien s’il en est, "Double V" fait bien davantage que rendre hommage au flux de conscience de "Mrs Dalloway": il révèle une écriture bien ancrée dans son temps, un lyrisme puissant pour dire toute la complexité de cette identité conquise, celle d’une femme qui écrit.

Nicolas Julliard/olhor

Laura Ulonati, "Double V", ed. Actes Sud.

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