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"Les sources" de Marie-Hélène Lafon, une histoire de la violence

Marie-Hélène Lafon. [Ed. Buchet-Chastel - Olivier Roller]
Entretien avec Marie-Hélène Lafon, autrice de "Les sources", ed. Buchet-Chastel. / QWERTZ / 34 min. / le 31 janvier 2023
La domination masculine et les violences domestiques sont au cœur du nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, "Les sources", qui parcourt cinquante ans de vie rurale à travers les ruminations de trois membres d’une même famille désunie.

Il y a le décor, digne d’un thriller agreste. Dans la haute vallée de la Santoire, en Auvergne, une ferme siège au bout d’un chemin sans issue. Dans celle-ci, une poignée d’âmes: l’homme, la femme, trois enfants. L’homme, c’est Pierre. Un prénom minéral pour un homme qui se veut dur, toujours. La femme, elle, n’a pas de nom. Elle n’est plus qu’un corps ravagé qu’on frappe et prend quand ça démange.

Elle ne reconnaît pas son corps que les trois enfants ont traversé; (...) Ses bras, ses cuisses, ses mollets et le reste. Saccagé; son premier corps, le vrai, celui d’avant, est caché là-dedans, terré, tapi. Il dit, tu ressembles à plus rien. Il dit, tu pues, ça pue. Et il s’enfonce.

Marie-Hélène Lafon, "Les sources"

Avec "Les sources", récit d’un enfer familial d’une triste banalité, Marie-Hélène Lafon fait sourdre en peu de mots, peu de pages, la violence tue du milieu dont elle est issue. Fille de paysans du Cantal, l’écrivaine creuse depuis plus de vingt ans son sillon personnel, explorant en de brefs romans (dix à ce jour) le théâtre intime de familles rurales ébranlées par la mort des campagnes. "Histoire du fils", son précédent roman, lui vaut en 2020 le prestigieux prix Renaudot.

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L'histoire d'une famille ordinaire

A l’image de ce récit primé, ce dixième roman parcourt à nouveau plusieurs décennies dans la vie d’une famille ordinaire. Composé de trois chapitres aux longueurs inégales, comme soumis à l’élan du temps qui s’emballe, "Les sources" nous plonge dans les ruminations mentales d’une femme battue, écrasée sous le fardeau des tâches domestiques. On est à moins d’un an des révolutions de Mai 68 et ce week-end de juin 1967, en visite chez ses parents, cette trentenaire dévastée prend une décision rare pour l’époque: elle quitte ce mari brutal et demande le divorce, obtenant la garde des enfants.

Je me suis embarquée d’une façon extrêmement violente dans ce chantier. Cette première partie a été écrite en huit jours (...) et à aucun moment je n’ai été tentée de faire dire 'je' à cette femme, elle est bien trop démolie pour ça.

Marie-Hélène Lafon

Un récit polyphonique

Livré à lui-même, l’homme rumine à son tour, sept ans plus tard, les raisons de sa colère et les conséquences du divorce. Surtout, il repense à d'autres femmes: cette tante Jeanne, femme érudite partie à la ville qu’il admirait tant, et cette Suzanne, "maîtresse-femme" qui fit son éducation amoureuse lors de ses engagements militaires au Maroc. Un troisième chapitre très bref conclut ce récit polyphonique en nous transportant en 2021 sur les pas de Claire, la cadette, revenue sur les lieux de son enfance au moment de la vente de la ferme.

La source serait là, une source. Elle préfère le mot source au mot racine. Elle a beaucoup retourné ces questions quand elle avait trente ou quarante ans. Elle sait que sa sœur et son frère s’arrangent aussi comme ils peuvent avec cette maison des petites années, la cour et l’érable, Fridières et le reste.

Marie-Hélène Lafon, "Les sources"

Aux sources de l'écriture

Les sources du titre, on le comprend, sont d’abord ces lieux d’une enfance transposée. Elles sont aussi, de façon plus souterraine, les liens qui unissent les débuts à la plénitude d’un parcours d’écriture. Dans "Les sources", Marie-Hélène Lafon reprend une "scène séminale", comme elle la décrit, une scène de bain qu’on rencontre dans "Liturgie", son premier recueil de nouvelles paru en 2002. Le motif est de toute évidence une scène fondamentale dans l’imaginaire personnel de l’autrice, sans qu’on puisse certifier le caractère autobiographique de sa matière romanesque.

Roman du flux de conscience, construction minutieuse d’une langue au plus près des expressions de ces êtres de peu de mots, "Les sources" affirme avec une force peu commune ce que peut la littérature quand elle s’empare, à bras le corps, de ces vies que le temps estompe.

Nicolas Julliard/mh

Marie-Hélène Lafon, "Les sources", ed. Buchet-Chastel.

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