Banner Blaise Cendrars. [AFP]
Publié Modifié

Cinq chefs-d'oeuvre pour entrer dans l'univers foisonnant de Blaise Cendrars

>> Poète, essayiste, éditeur, cinéaste, romancier, reporter, homme de radio, pianiste et figurant, Blaise Cendrars (1887-1961) a tout essayé, au fil dʹune vie remplie de voyages, d'errances, de périodes d'intense productivité littéraire et de renouvellements permanents.

>> Reconnu à la fois pour ses poèmes, ses romans et ses mémoires, l'écrivain franco-suisse n'a eu de cesse de flouter les frontières. Poète, il s'est affranchi des règles classiques; romancier, il a mélangé allégrement les genres; mémorialiste, il ne s'est pas gêné de mixer réalité et imaginaire pour se réinventer rétrospectivement une vie.

>> A l'occasion de la réédition de ses oeuvres complètes par les éditions Denoël, nous vous proposons, après une brève biographie, d'entrer dans l'univers de Blaise Cendrars à travers cinq textes emblématiques de ce précurseur de la littérature française moderne.

Andréanne Quartier-la-Tente

Blaise Cendrars, écrivain bourlingueur

Un homme, plusieurs vies

Né le 1er septembre 1887 à La Chaux-de-Fonds, Frédéric Louis Sauser quitte la Suisse à l'âge de 17 ans pour Saint-Pétersbourg où il fait un apprentissage commercial chez un bijoutier. Ainsi, il vit en Russie de 1904 à 1907.

De retour en Europe, le jeune homme entame à l’Université de Berne des études de médecine, puis de littérature qu’il ne termine pas. Il rencontre Fela Poznańska, qui deviendra sa première épouse. En 1911, il part vivre avec elle à New York où il écrit son premier poème: "Les Pâques", publié l'année suivante à Paris sous le pseudonyme de Blaise Cendrars. Un nom de plume qui fait allusion aux braises et aux cendres et qui place l'écrivain sous le signe du feu et de la renaissance du phénix.

Portrait de Blaise Cendrars par Modigliani (1917). [DP]
Portrait de Blaise Cendrars par Modigliani (1917). [DP]

Et c'est peu dire que Blaise Cendrars a eu plusieurs vies! Poète, essayiste, éditeur, cinéaste, romancier, reporter, homme de radio, pianiste et figurant, l'homme a tout essayé, au fil dʹune vie remplie de voyages, d'errances, de périodes d'intense productivité et de réinvention permanente.

A Paris, il se lie d'amitié avec des personnalités de l'avant-garde artistique et littéraire (Apollinaire, Chagall, Modigliani, Delaunay). Engagé volontaire lors de la Première Guerre mondiale, il est blessé par un obus en 1915 et doit être amputé de son bras droit. Il perd ce qu'il nomme "sa main d'écrivain" et tombe dans la misère et la dépression.

Après une année terrible, il se réinvente "écrivain de la main gauche", obtient la nationalité française et rencontre en 1917 Raymonde Duchâteau avec qui il partagera tout le reste de sa vie. Au début des années 1920, il abandonne la poésie pour se consacrer au roman. "L'or", publié en 1925, est son premier succès. D'autres suivront.

>> A écouter: Blaise et Raymonde Cendrars évoquent le métier d'écrivain en 1957, (Archives RTS) :

Blaise Cendrars.
Un métier de fainéant- Contexte / Instants du monde / 9 min. / le 1 janvier 1957

Cendrars participe à la Deuxième Guerre mondiale en tant que correspondant de guerre du côté britannique. En juin 1940, il se retire à Aix-en-Provence pour écrire en quatre volumes une autobiographie très libre, sorte de "mythologie personnelle" qui mêle faits authentiques et fictionnels, ce qui a rendu difficile le travail de ses biographes.

En 1958, il se voit remettre par Malraux l’insigne de commandeur de la Légion d’honneur et reçoit le prix littéraire de la ville de Paris en 1961, quelques jours avant sa mort le 21 janvier, à l'âge de 73 ans.

Blaise Cendrars laisse une œuvre protéiforme placée sous le signe de l'aventure, de la découverte et de la modernité. Des ouvrages qui, dans le fond comme dans la forme, participent à l'entrée de la littérature française dans la modernité.

"L'or" (1925)

Son roman le plus célèbre

Paru en 1925, "L'or" est le premier roman de Blaise Cendrars, qui a abandonné la poésie au début des années 1920.

Il se base sur la vie de Johann August Suter, négociant suisse allemand parti faire fortune en Californie au début du XIXe siècle grâce à l'agriculture. Lorsque de l'or est découvert sur ses terres, des milliers de personnes débarquent et dévastent tout son travail, avides de trouver le précieux métal. Le général Suter finit sa vie ruiné et fou.

"Si j'avais pu suivre mes plans jusqu'au bout, j'aurais été en très peu de temps l'homme le plus riche du monde: la découverte de l'or m'a ruiné."

Extrait de "L'or" de Blaise Cendrars

Johann August Suter peint en 1866 par l'artiste suisse Frank Buchser. [DP]
Johann August Suter peint en 1866 par l'artiste suisse Frank Buchser. [DP]

Basée sur un personnage historique, connu comme le fondateur de la Californie, "L'or" n'en est pas moins une biographie imaginaire et romancée. L'adjectif "merveilleux", du titre original du roman, devenu par la suite le sous-titre de l'oeuvre: "La merveilleuse histoire du Général Johann August Suter" étant là pour le préciser d'emblée. "J’ai fait œuvre d’artiste et non pas d’historien", répondra-t-il aux critiques qui avaient relevé de "choquantes falsifications" dans son livre.

Car, plus que l'homme, c'est bien son ascension, suivie d'une déchéance plus qu'ironique, puisque provoquée par la découverte de l'or, qui a inspiré à Blaise Cendrars ce bref roman, au style à la fois sobre et limpide.

Roman d'aventures, "L'or", qui connaît un succès immédiat et permet à Blaise Cendrars d'asseoir sa renommée, constitue une bonne entrée en matière pour pénétrer dans l'univers de l'auteur.

"Les Pâques à New York" (1912)

Un long cri dans la nuit

Premier texte publié par Blaise Cendrars en 1912, "Les Pâques", qui devient en 1919 "Les Pâques à New York", est un long poème composé, selon la légende, d’une traite et sans retouche, à la suite d'une nuit d'errance dans la ville américaine. Une version mise à mal par Christine Le Quellec Cottier, directrice du Centre dʹétudes Blaise Cendrars, dans la biographie qu'elle lui consacre: "Blaise Cendrars. Un homme en partance" (Editions Savoir Suisse).

Arrivé à New York en décembre 1911, le Chaux-de-Fonnier a certes pris des notes lors des fêtes chrétiennes de Pâques en avril 1912, mais c'est plus tard et après un travail conséquent de réécriture que naîtra le poème. Un texte dans lequel il s’interroge sur la Passion du Christ, sur la promesse de vie nouvelle, sur le triomphe du bien sur le mal, sur l'immigration, la modernité, la misère...

En quête d’identité, se sentant seul et angoissé dans cette grande ville, celui qui se nomme encore Frédéric Sauser s’adresse directement à Dieu, sans obtenir de réponse.

D’apparence classique, construit en strophes et souvent en alexandrins, "Les Pâques à New York" est un texte fondateur de l'oeuvre de Cendrars, mais également de la poésie moderne. Il influencera toute l’avant-garde parisienne, Apollinaire en tête.

Seigneur, rien n’a changé depuis que vous n’êtes plus Roi.

Le Mal s’est fait une béquille de votre Croix.

Extrait de "Les Pâques à New York" de Blaise Cendrars

"La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France" (1913)

Epopée adolescente en Russie

Long poème publié en 1913, "La prose du Transsibérien" évoque le voyage en train de l'écrivain qui l'amène de Moscou à la Mongolie, en 1905, au moment de la Révolution russe et de la guerre russo-japonaise. Il fait également référence à Jehanne, une jeune prostituée qui l'accompagne.

Un récit dans lequel le poète décrit les sentiments du garçon qu’il était à 16 ans. Un jeune homme assoiffé et "incomplet" qui voyait son enfance se terminer et découvrait l’amour avec Jehanne, sa muse.

La question s'est souvent posée de savoir si Blaise Cendrars était réellement monté dans le Transsibérien, lui qui a toujours mélangé faits réels et imaginaires dans ses récits à caractère autobiographique. A un journaliste qui l'interrogeait sur ce point, l'écrivain répondit: "Qu'est-ce que ça peut vous faire, puisque je vous l'ai fait prendre à tous".

En ce temps-là j'étais en mon adolescence

J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance

J'étais à 16 000 lieues du lieu de ma naissance

J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares

Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours

Car mon adolescence était si ardente et si folle

Que mon coeur tour à tour brûlait comme le temple

Extrait de "La prose du Transsibérien" de Blaise Cendrars

Mêlant les genres, entre reportage de guerre et poésie lyrique, Blaise Cendrars s’affranchit ici des règles de la poésie classique, usant de vers libres et saccadés et d'une ponctuation plus que réduite.

Un rythme qui rappelle celui du mouvement du train, à la fois métaphore du temps qui passe et symbole de modernité.

Dans sa première édition en 1913, "La prose du Transsibérien" est un livre-objet étiré sur plus de deux mètres de long, plié en accordéon et illustré par Sonia Delaunay, précurseuse du simultanéisme, mouvement artistique qui introduit dans la peinture le principe de contraste simultané des couleurs. Une simultanéité que l'on retrouve dans l'écriture de Cendrars qui juxtapose impressions et souvenirs, aux tonalités différentes et même parfois contradictoires.

"La prose du Transsibérien" est un poème à lire à l'adolescence ou à l'adulescence. Sinon, qu'importe, il permettra de replonger immédiatement dans cette période charnière de l'existence et déclenchera, quoi qu'il en soit, d'irrépressibles envies d'évasion.

"La main coupée" (1946)

L'expérience de la guerre

Après "L'homme foudroyé" (1945), "La main coupée", paru en 1946, est le deuxième volume d'une tétralogie de mémoires, qui sera complétée par "Bourlinguer" (1948) et "Le lotissement du ciel" (1949).

Dans cette oeuvre dite "autobiographique", l'écrivain revient sur son engagement aux côtés des Français durant la Première Guerre mondiale. Son titre évoque cette main droite qu'il doit se faire amputer suite à une blessure d'obus le 28 septembre 1915 et qui fait de lui un "écrivain manchot".

L'écrivain Blaise Cendrars en 1953. [Roger-Viollet via AFP - Studio Lipnitzki /]
L'écrivain Blaise Cendrars en 1953. [Roger-Viollet via AFP - Studio Lipnitzki /]

Plongeant dans ses souvenirs et à travers une série de portraits de ses camarades, Blaise Cendrars alterne anecdotes terribles et comiques, descriptions de la vie dans les tranchées et conséquences d'imbéciles décisions de la hiérarchie militaire.

Mais la camaraderie, l'amitié et l'humanité sont présents dans cet enfer. Des valeurs que l'on retrouve au coeur de "La main coupée", récit de vie avant tout.

A la formule marche ou crève on peut ajouter cet autre axiome: va comme je te pousse! Et c'est bien ça, on va, on pousse, on tombe, on crève, on se relève, on marche et l'on recommence. De tous les tableaux de batailles auxquelles j'ai assisté je n'ai rapporté qu'une image de pagaille.

Extrait de "La main coupée" de Blaise Cendrars

"Moravagine" (1926)

La folie à l'état pur

"Roman d'aventures, poème épique et portrait délirant d'un fou malfaisant et génial, ["Moravagine"] a sans doute été, avant tout, pour l'auteur une tentative d'exorcisme par laquelle il s'est délivré de son double et a conquis sa liberté de créateur", peut-on lire dans l'introduction de l'édition publiée dans la collection "Les cahiers rouges" de Grasset (1992).

Ce roman totalement atypique est raconté par un narrateur, Raymond la Science, qui se présente comme une connaissance de Blaise Cendrars, qui apparaît également dans le roman. Médecin-psychiatre, le narrateur explique comment, en 1901, il a libéré d'un asile Moravagine, un tueur psychopathe avec lequel il s'est enfui et a parcouru le monde.

Double maléfique de Blaise Cendrars, se jouant des codes et des conventions, Moravagine ose tout avec une énergie destructrice. Il sera étudiant, terroriste, révolutionnaire, anarchiste, tueur de femmes, chercheur d'or, aviateur et morphinomane, provoquant le chaos partout où il passe. Il meurt finalement à 51 ans dans un centre neurologique après avoir passé ses derniers jours à écrire. Des manuscrits qui sont présentés dans la troisième et dernière partie du roman.

"Et maintenant, appelez-moi assassin, démiurge ou sauvage, à votre choix, je m'en fous, car la vie est une chose vraiment idiote."

Extrait de "Moravagine" de Blaise Cendrars

Récit complexe qui bouscule, désarçonne, choque parfois de par la misogynie ou l'antisémitisme de certaines scènes, "Moravagine" n'en est pas moins une oeuvre à couper le souffle.

A la question d'une journaliste du Temps qui demandait en 2013 à Christine Le Quellec Cottier, directrice du Centre d’études Blaise Cendrars, pourquoi il fallait lire "Moravagine", celle-ci répondit: "C’est le fracas, la folie, l’aventure et l’introspection. C’est une mise à sac. Une remise en question de toutes les normes, de tous les codes, de tout ce qui semble être acquis. Et cela se passe aussi bien au niveau de l’histoire qu’au niveau de la forme: la liberté formelle du livre peut surprendre à la lecture. C’est un roman qui va jusqu’au bout… ce qui est très cendrarsien."

>> A écouter :

Blaise Cendrars [DR - DR]DR - DR
Blaise Cendrars, la création dʹun monde / Quartier livre / 56 min. / le 29 janvier 2023