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Seynabou Sonko explore les méandres de la double-conscience dans "Djinns"

L'autrice Seynabou Sonko. [DR - JF Paga]
Entretien avec Seynabou Sonko, autrice de "Djinns" / QWERTZ / 33 min. / le 1 février 2023
Premier roman de Seynabou Sonko, "Djinns" explore de nouvelles manières de raconter la richesse des identités multiples et l’expérience du racisme, au bord de la schizophrénie.

Jimmy, jeune homme métis franco-gabonais, vient d’être interné dans un hôpital psychiatrique. Son amie Penda s’apprête à lui rendre visite avec sa grand-mère guérisseuse, Mami Pirate. Avant cela, elles ont rendez-vous avec Lydia Duval, médecin psychiatre en charge du jeune homme.

Avec la scène d’ouverture de "Djinns", Seynabou Sonko pose d’emblée la dialectique de ce premier roman qui sonde les identités plurielles, les assignations culturelles et l’art de s’en affranchir.

Silences et décalage

Ce que la science nomme schizophrénie, Seynabou Sonko l’appelle la "double-conscience". Comme sa narratrice, cette primo-romancière de 29 ans est née en France de parents sénégalais. Elle grandit dans une famille de "taiseux" où l’on raconte peu d’histoires, et surtout pas celle de l’immigration. Pourtant, elle sent bien qu’il manque une pièce à l’harmonie de son environnement. La manière dont elle se perçoit ne correspond pas à l’image que lui renvoie le monde extérieur: "Je ne me lève pas le matin en pensant que je suis noire... je me suis toujours sentie le centre de mon monde".

Plutôt que de subir ce décalage et le silence qui l’entoure, elle décide de l’investir à travers le personnage de Penda. Accro à sa planche de skateboard, caissière dans un supermarché, fumeuse de cannabis quand les problèmes se font trop lourds, Penda a grandi dans un squat avant d’être relogée avec sa sœur et sa grand-mère, une guérisseuse initiée aux rituels animistes du Gabon et aux vertus de l’iboga. Cette plante stimulante et hallucinogène, consommée à petites doses, peut soigner les addictions.

Affronter son meilleur ennemi

Pour sortir Jimmy de l’hôpital où il végète, abruti par un cocktail médicamenteux décapant, Penda devra suivre l’initiation de Mami Pirate qui commence par une mission: aller cueillir l’iboga qu’elle a planté dans la forêt de Fontainebleau. Penda, pour mener cette quête à bien, doit affronter son meilleur ennemi, son djinn, sorte de présence invisible qui donne son titre au roman:

"Ce qui se rapproche le plus d’un djinn, c’est le négatif en photographie. C’est quelque chose que l’on ressent, mais qui est difficile à verbaliser ou matérialiser. Ou ça peut-être sa propre voix intérieure, son inconscient. Mais j’avais surtout envie que le lecteur puisse projeter ce qu’il voulait à travers cette figure-là. C’est pour ça que je n’en donne pas une définition très concrète, même si je l’ai puisé dans la culture musulmane. Et le fait qu’il soit invisible permet à chacun d’imaginer quelque chose, de le remplir comme une page blanche, de le rendre visible pour tout un chacun."

Réconciliation des contraires

Le djinn de Penda est blanc. A chaque fois qu’il se manifeste, c’est la pagaille pour la jeune femme: "(...) Je me suis demandé si moi aussi j’étais pas atteinte de schizophrénie sur les bords. S’il y avait bien un symptôme qu’on avait en commun Jimmy et moi, c’était l’oubli. Chez lui c’était instantané, chez moi continu. Quand personne n’était là pour me le rappeler, j’oubliais que j’étais noire, j’oubliais que j’avais un djinn blanc, et oublier d’être noire c’est comme avoir une garde trop basse en boxe", s'écrie le personnage dans le roman. Tiraillée entre la culture du pays de ses ancêtres et son environnement, Penda s’acharne à réconcilier les contraires.

Victor Hugo disait que "la forme, c’est le fond qui remonte à la surface". Seynabou Sonko l’a compris, faisant coexister sur la même page et sans dissonance des mots de phytothérapie, de verlan, de lingala, du grec ancien, des extraits de sourate et des paroles de rap. Comme Shango tressant les cheveux de sa petite sœur Penda, l’autrice, également musicienne sous le nom de Naboo, tisse une langue qui décloisonne et qui résonne, seule à même de faire entendre la profondeur des histoires qu’elle charrie.

Salomé Kiner/aq

Seynabou Sonko, "Djinns", Editions Grasset.

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