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Avec "Tortues", Bruno Pellegrino explore les mystérieux méandres de la mémoire

Bruno Pellegrino. [Editions Zoé - Roman Lusser]
Bruno Pellegrino, la mémoire vive / Quartier livre / 56 min. / le 5 février 2023
Dans son dernier recueil de textes, "Tortues", l'auteur romand Bruno Pellegrino dévoile son obsession de la possession et de la mémoire. Que faut-il garder, laisser? Le souvenir est-il déjà transformé parce quʹon l'a couché sur le papier?

"Tortues" est un recueil de textes aussi concis qu'esthétiques, dans lesquels Bruno Pellegrino explore les limites de ce que signifient des mots comme "souvenir", "archives" ou "mémoire". On y découvre pêle-mêle une écrivaine dont il faut trier les papiers, un voyage familial en Turquie dont il ne reste pas grand-chose, un manoir un peu hanté par une châtelaine dépensière ou encore un séjour heureux de huit semaines en Angleterre.

Bruno Pellegrino s'intéresse aux méandres de la mémoire, déploie des stratégies contre l'oubli et l'effacement. Conserver, s'alléger, une obsession qui, chez lui, s'est manifestée tôt. Car si la maison brûle, il faut avoir déjà rassemblé lʹessentiel. C'est à cela que s'attelle, un dimanche matin, l'auteur alors tout jeune, explique-t-il dans un des premiers textes de l'ouvrage. Vider le bureau de son contenu puis en trier les objets, évaluer ce dont il faut se débarrasser. Ses biens les plus précieux, "dont le contenu change de dimanche en dimanche", sont rangés dans un tiroir.

La nuit où la maison brûlera, lorsque sa mère viendra le chercher et lui dira de sortir, vite, vite, il n'aura qu'à emporter le tiroir avant de quitter la chambre.

Bruno Pellegrino, "Tortues", éd. Zoé

L'essentiel dans un tiroir

"Ce texte est le premier que j'ai écrit, il y a cinq ans, confie l'auteur à la RTS. J'avais ce souvenir assez net de moi enfant en train de ranger ma chambre et d'essayer de faire tenir l'essentiel dans un tiroir. J'avais la conviction que la maison brûlerait  - à ce jour ce n'est pas arrivé - et qu'il faudrait partir vite. Finalement, cette image du tiroir me semblait assez juste pour décrire un grand nombre de mes peurs et surtout de mes stratégies par la suite. Ce livre, 'Tortues', est une sorte de tiroir dans lequel j'ai mis à peu près l'essentiel pour moi."

Car l'acte d'écrire permet à l'auteur, dont la mémoire n'est pas très précise, de mettre à l'abri ses souvenirs. "Je fais plus confiance aux choses que j'écris qu'à mon propre cerveau", explique Bruno Pellegrino. Mais raconter, retranscrire, c'est aussi reconstituer et modifier, même en tâchant d'être aussi honnête que possible. L'auteur en est conscient et ne le cache pas, lorsqu'il se fait l'écho de ses propres souvenirs. "Sachant qu'il y avait une démarche autobiographique, je ne voulais pas faire des reconstitutions complètement artificielles de ce que j'ai oublié", livre-t-il.

Si je voulais restituer la forme exacte de ma mémoire, mon récit devrait être beaucoup plus lacunaire. Il faudrait renoncer à composer ne serait-ce qu'une phrase entière et joncher la page de vide. Décrire l'Angleterre en zone dévastée. Mettre un rift entre le pub et l'école, parce que j'ai beau faire, je ne parviens plus à lier ces deux endroits.

Bruno Pellegrino, "Tortues", éd. Zoé

Rembourrer pour exister

Et lorsqu'il s'agit de raconter la vie des autres, parfois il "rembourre", à l'image de cette tortue prête à être empaillée au musée de zoologie, une histoire racontée au début du livre. Pour remplir sa carcasse, le taxidermiste a "pris ce qu'il avait sous la main, ce qui traînait dans ses poches et dans son atelier, ce qui jonchait le sol de la place".

Cette tortue, qui donne son nom au récit, se révèle une bonne image du travail de l'écrivain. "Pour donner l'apparence de la vie de quelqu'un que je n'ai pas connu, je la rembourre de choses très personnelles, je projette des choses, j'en fais finalement ma tortue", explique-t-il. Un travail minutieux de reconstitution, comme la vie de la châtelaine Jane dont il a compulsé les factures pour pouvoir imaginer, grâce à des éléments concrets, les dernières années de vie.

Confessant volontiers un besoin de contrôle, Bruno Pellegrino a constaté que depuis la parution de son livre, les questions du tri, de quoi garder et de la mémoire défaillante sont devenues pour lui beaucoup plus "légères". Car viser l'allégement, c'est le travail de toute une vie.

Propos recueillis par Ellen Ichters

Adaptation web: Melissa Härtel

Bruno Pellegrino, "Tortues", éditions Zoé.

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