Le casting des "Portraits clandestins" de Daniel de Roulet est éclectique: au sommaire, il y a la fine fleur helvète - Robert Walser, qu’il évoque à travers les lettres que l’auteur de "La promenade" envoyait à la lingère de l’asile de Bellelay; Agota Kristof, que Daniel de Roulet a personnellement connue; Gustave Roud, dont il cherche les traces sur les chemins du Mormont; Cendrars et Bouvier, les incontournables.
De Roud à Baldwin
À côté de ces classiques, on croise James Baldwin, dont on apprendra qu’il a fait une escale heureuse à Loèche-les-Bains (VS), Marcel Proust en goguette sur le Léman et la journaliste russe Anna Politkovskaïa, dont l’auteur loue le courage. Certains de ces portraits sont pensés comme de véritables enquêtes: en Italie, Daniel de Roulet mesure la distance qui sépare les paysages évoqués par Stendhal dans ses œuvres de la réalité du territoire. En marchant dans les pas de l’auteur de "La chartreuse de Parme" et en analysant ses journaux, il tente de comprendre sa fabrique d’écriture.
En somme [Stendhal] ne s’intéresse qu’à ce qu’il juge important: le rapport entre les gens, leurs faits et gestes, leur aptitude au bonheur, mais pas leur manière de s‘habiller ou de rire (...) J’ai le sentiment qu’il donne la forme d’un journal de voyage à une succession d’anecdotes et de points de vue parce qu’il envisage plus tard de se servir de ces passages pour un projet d’ampleur romanesque. Il visite par avance les lieux que fréquenteront ses personnages.
Un observateur aguerri
Dans d’autres cas, il se concentre sur un détail évocateur, comme un prisme miniature qui viendrait lui servir de loupe: quand Agota Kristof réajuste ses lunettes, est-ce par exaspération, par anxiété ou par bravade? Si Jean-Christophe Bailly gesticule des mains quand il parle, est-ce par manque de son stylo? Nietzsche, sur le point de perdre la vue, se fait offrir une machine à écrire. Que dit la technologie de notre rapport au monde?
Daniel de Roulet est un observateur aguerri. De son époque qui l’exaspère parfois, mais qui nourrit infiniment une œuvre exigeante et alerte. Des livres qu’il dévore et qui l’informent sur d’autres manières de vivre, de penser et d’écrire. Des auteurs qui l’ont précédé et dont il décortique les secrets dans ces "Portraits clandestins".
C’est normal de s’intéresser à la condition de production des œuvres, car elles ne naissent pas hors-sol. Pour autant que j’ai une œuvre, la mienne naît en Suisse, d’un gosse privilégié par rapport à d’autres auteurs qui naissent sur un autre continent avec une guerre aux frontières. On est déterminé, et les sujets qu’on aborde sont marqués par le contexte dans lequel on écrit.
En cheminant dans ce recueil de portraits, on en apprend autant sur les écrivains et écrivaines cités que sur l’auteur lui-même. Daniel de Roulet aime marcher et voyager. A quinze ans, il se prenait pour le personnage Milan des "Ecrits intimes" de Roger Vaillant: "Dur avec les femmes, ténébreux et sans ami". Un an plus tôt, il lisait "Moderato Cantabile" qu’il pouvait citer par cœur: "Tu me tues, tu me fais du bien". Plus tard, devenu écrivain à son tour, il cultivera "Une quadruple rupture". Pour plus de détails à ce sujet, rendez-vous au chapitre "Chessex".
Salomé Kiner/aq
Daniel de Roulet, "Portraits clandestins", éditions La Baconnière.
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