"Les mots merveilleux de Roald Dahl peuvent vous transporter dans des mondes différents et vous faire rencontrer les personnages les plus merveilleux. Ce livre ayant été écrit il y a de nombreuses années, nous révisons régulièrement la langue pour nous assurer qu'elle peut continuer à être appréciée par tout le monde aujourd'hui": telle est la discrète notice qui figure au bas de la page de copyright des dernières éditions des livres de Roald Dahl sorties en langue originale chez l'éditeur britannique Puffin Books.
De nombreuses références au poids, à la santé mentale et aux ethnies ont effectivement été expurgées ou réécrites, des scènes jugées trop violentes coupées, de nombreux qualificatifs négatifs pour la gent féminine supprimés et diverses notions liées à la vision traditionnelle des genres réécrites, s'est indigné vendredi le quotidien conservateur Daily Telegraph, qui a listé "des centaines de changements" dans les histoires du célébrissime auteur de "Charlie et la Chocolaterie", "Le Bon Gros Géant", "La Potion magique de Georges Bouillon" ou encore "Matilda", décédé en 1990.
Moins violent, moins clivant, moins genré
Entre autres exemples, le terme "fat" (gros) n'est plus employé pour décrire Augustus Gloop de "Charlie et la Chocolaterie", et les Oompa-Loompas sont présentés beaucoup moins en détail (lire encadré 2). Dans "Sacrées Sorcières", "a flock of ladies" (une nuée/un troupeau de femmes) est remplacé par un "group" (groupe). "He needs to go on a diet" (il doit faire un régime), lui, passe à la trappe. Dans "Matilda", le "great horsey face" (grand visage de cheval) d'Agatha Legourdin devient simplement un visage, et une référence à Rudyard Kipling a été remplacée par une autre à Jane Austen.
Dans "Les Deux Gredins", la "weird african language" (langue africaine bizarre) n'est plus bizarre, et Commère Gredin n'est plus "ugly and beasty" (laide et bestiale), mais simplement bestiale. Dans "Un amour de tortue", où "les tortues sont des créatures très arriérées. Par conséquent, elles ne peuvent comprendre que les mots écrits à l'envers", seule la deuxième phrase ("les tortues ne peuvent comprendre que les mots écrits à l'envers") est conservée, au détriment du sens.
Dans "Le Bon Gros Géant", plus question d'imprimer la phrase "Aucun géant ne mange de Grecs, jamais. Pourquoi pas? demanda Sophie. Les Grecs de Grèce ont tous un goût de gras, dit le géant". Pas plus que celle présentant les Japonais, aux yeux des géants à l'heure du casse-croûte, comme des "haricots très petits, donc un géant devra engloutir environ six haricots japonais avant de se sentir rassasié. D'autres, comme les Norvégiens et les Yankee-Doodles, sont beaucoup plus gros et deux ou trois d'entre eux font généralement l'affaire".
>> Lire aussi : Steven Spielberg: "Le Bon Gros Géant m'a fait retomber en enfance"
Travail de concert avec un collectif pour l'inclusion
Ces changements sont "réduits et soigneusement réfléchis", s'est défendu un porte-parole de la Roald Dahl Story company, qui dit avoir travaillé avec Inclusive Minds, un collectif pour l'inclusion et l'accessibilité de la littérature pour enfants. Le passage en revue a été lancé en 2020, soit avant le rachat en 2021 par Netflix du catalogue de l'auteur.
"Lors de nouveaux tirages de livres écrits il y a des années, il n'est pas inhabituel de passer en revue le langage utilisé et de mettre à jour d'autres éléments comme la couverture et la mise en page", a poursuivi le porte-parole de la Roald Dahl Company. Et de relever leur volonté de conserver, selon eux, l'histoire, les personnages, et "l'irrévérence et l'esprit affûté du texte original".
Pour l'heure, la traduction française des romans pour enfants de l'écrivain ne sera pas adaptée à la nouvelle édition en anglais (lire encadré 1).
"De la censure absurde" pour Salman Rushdie
"Roald Dahl n'était pas un ange", a réagi sur Twitter l'écrivain britannique Salman Rushdie, icône de la liberté d'expression et victime d'une violente agression il y a six mois, "mais c'est de la censure absurde. Puffin Books et les ayants droit de Roald Dahl devraient avoir honte".
Suzanne Nossel, la patronne de PEN America, organisation rassemblant 7000 écrivains pour la liberté d'expression, a elle jugé que "l'édition sélective pour faire que les mots de la littérature se conforment à des sensibilités particulières pourrait représenter une arme nouvelle dangereuse".
Le Premier ministre britannique Rishi Sunak a lui estimé que les mots doivent être "préservés" plutôt que "retouchés", a indiqué son porte-parole lundi lors d'un point-presse régulier. "Si Dahl nous offense, ne le réimprimons pas", a quant à lui estimé l'écrivain Philip Pullman lundi sur la BBC.
Un auteur provocateur
"Roald Dahl a une touche provocatrice très appétissante", avait confié en 2016 à la RTS la professeure d'anglais au Collège Voltaire à Genève Nadina Radeva Girod, passionnée de Roald Dahl.
Roald Dahl n’a pas peur de confronter les enfants au traumatisme, à la mort, à la cruauté.
"C’est un magicien qui a l’art de toujours nous surprendre, même après plusieurs lectures. Ses petits héros, comme Matilda ou Charlie, brisent les règles de comportement en société".
>> Lire aussi : Roald Dahl est-il le meilleur écrivain pour enfants?
Vincent Cherpillod avec l'ats et le Daily Telegraph
Les éditions françaises pas concernées
Gallimard, l'éditeur français de Roald Dahl, a indiqué mardi qu'il comptait laisser intacts les textes des livres pour enfants de l'auteur britannique, malgré la réécriture en anglais à l'initiative des ayants droit.
"Cette réécriture ne concerne que la Grande-Bretagne. Nous n'avons jamais modifié les textes de Roald Dahl, et à ce jour ce n'est pas en projet", a affirmé une porte-parole de Gallimard Jeunesse.
Traduit en français dès 1966
Roald Dahl (1916-1990) a commencé à être traduit en français dans les années 1960. Gallimard a publié "James et la Grosse Pêche" en 1966 et "Charlie et la Chocolaterie" en 1967, pour ensuite les rééditer régulièrement.
Moins connu du grand public que dans le monde anglophone, il n'en reste pas moins un classique très apprécié en France, avec tous ses titres jeunesse disponibles dans la collection Folio.
Déjà une modification du vivant de Roald Dahl
Ce n'est pas la première fois que les livres de Roald Dahl sont modifiés pour s'adapter à l'époque. Dans la première édition de Charlie et la chocolaterie (1964), les Oompa-Loompas étaient des pygmées noirs, asservis par Willy Wonka qui les avait recrutés dans "la partie la plus profonde et la plus sombre de la jungle africaine" et qu'il payait en fèves de cacao.
Dahl a réécrit les personnages à la fin des années 1960 pour les "dé-négroser", selon ses propres termes. Dès l'édition de 1973 du livre, ils étaient devenus de "petites créatures fantastiques", sans référence directe à l'Afrique et avec une couleur de peau passant de noire à blanche.
Dans la dernière version, plusieurs passages ont été totalement coupés, parmi lesquels: "Les Oompa-Loompas passaient chaque moment de leurs journées à grimper à la cime des arbres"; "Il suffisait de mentionner le mot "cacao" à un Oompa-Loompa pour qu'il se mette à baver"; "J'ai grimpé jusqu'à leur village de cabanes dans les arbres et j'ai passé ma tête par la porte de celle du chef de la tribu"; "Je l'ai essayé sur un Ooma-Loompa hier dans la salle d'essai" (cette dernière étant devenue: "J'ai essayé moi-même hier dans la salle de test").
Déclarations antisémites
Les prises de position tranchées de Roald Dahl sur Israël à partir des années 1980, durant la guerre du Liban, vont peu à peu susciter la controverse.
Il fait notamment des déclarations antisémites dans une interview au magazine britannique New Statesman en 1983 en se demandant s'il n'existerait pas "un trait dans le caractère juif qui provoque de l’animosité. Peut-être une sorte de manque de générosité envers les non-juifs? Je veux dire, il y a toujours une raison pour laquelle un anti-n'importe quoi surgit quelque part; même une ordure comme Hitler ne s’en est pas pris à eux sans raison".
Un hommage est alors annulé par le Royal Mint, agence chargée de frapper la monnaie britannique, pour le centenaire de sa naissance en raison de ses propos. Fin 2020, sa famille avait présenté des excuses pour ses déclarations d'il y a 40 ans.