"La petite sirène", "L'intrépide soldat de plomb", "La petite marchande d’allumettes"… Des contes que presque tout le monde connaît, sortis du cerveau et du cœur de Hans Christian Andersen entre les années 1830 et 1870. Pourtant, les relire tels qu'écrits par leur auteur pourra surprendre les lecteurs: ce sont là de puissants morceaux de littérature, déchirants ou drôles ou féériques ou tout cela en même temps, moraux ou savoureusement amoraux. Pour les enfants, vraiment?
Et puis il y en a d’autres bien moins connus: comme cette histoire, très remarquable, où un savant voit sa propre ombre s’émanciper, se détacher de lui, littéralement, vivre sa vie, puis imposer sa volonté au savant, jusqu’à obtenir sa mort. Les amateurs de littérature romantique auront reconnu un avatar de l’histoire de "Peter Schlemihl" d’Adelbert von Chamisso (1813), où un jeune homme vend son ombre au diable, qui la détache de lui comme une pelure.
Une édition bilingue français-danois
Ces contes et histoires d’Andersen paraissent aujourd'hui en poche dans les Classiques Garnier, en édition bilingue, choisis, édités et introduits par Cyrille François, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne.
Seuls les gens plus âgés comprendront la signification profonde, mais j’ose croire quand même que l’enfant en retirera de la joie et en comprendra directement le dénouement.
Cyrille François nous invite à lire Andersen autrement. D’abord en insistant sur le fait qu'il est l'auteur de nombreux romans et pièces de théâtres, complètement occultés par ces contes - dès leur époque d’ailleurs: ce sont les contes qui imposent Andersen sur la scène littéraire européenne, de son vivant déjà, jusqu’à faire asseoir à la table du roi un homme né dans la pauvreté et l'opprobre.
L'invention littéraire
Ensuite en soulignant combien Andersen se distingue des folkloristes de son temps. Tandis qu’une génération avant lui, les frères Grimm récoltaient sur le terrain un patrimoine qu’ils présentaient comme authentique, fruit du génie populaire et rapporté par eux tel quel, Andersen au contraire choisit la voie de l’invention littéraire. Il se rapproche davantage à ce titre d’auteurs allemands qu’il admirait: E.T.A Hoffmann, Ludwig Tieck ou justement Adelbert von Chamisso. Le Danois importe ainsi dans sa langue et sa littérature nationale un genre romantique moderne, celui du conte fantastique.
En outre, Cyrille François insiste sur le style d’Andersen. Empruntant à l’oralité, il valut à l’auteur le dédain d’une partie de ses contemporains jugeant qu’il écrivait mal, tout bonnement. Cyrille François l’interprète au contraire comme l’entrée de la modernité dans la littérature danoise.
En faisant semblant d’écrire pour des enfants, Andersen se permet d’écrire de manière enfantine – un jeu de style…
Le plaisir de la lecture
Cyrille François a choisi pour cette édition bilingue une traduction contemporaine de l’auteur réalisée au milieu du XIXe siècle. Un choix qu’il justifie tant par la qualité de la traduction que par sa valeur de document littéraire. Le texte danois en regard permet, même sans lire la version originale, en repérant les racines germaniques de quelques mots, de prendre conscience de quelques libertés prises par le traducteur (qui choisit notamment de couper ou de synthétiser de brefs passages).
Le plaisir de lecture est là, c’est sûr. On se demande en même temps si le temps n’est pas venu pour une nouvelle traduction, qui permettrait de sentir plus radicalement la modernité et les caractères stylistiques relevés par Cyrille François.
Des rires et des soupirs
Mais quel rire en lisant "Petit Claus et grand Claus", qui tient, dans le grotesque et l’amoralité, du fabliau médiéval. Quels soupirs en ramassant dans la terre un jouet pleurant d’avoir été oublié. Quelle douleur lancinante et acérée quand le sang coule entre les jambes de "La petite sirène" - et cette douleur ne s’apaise jamais.
Quelles féeries dans "Le jardin du paradis". Quelle fin sublime pour les fleurs du "Chanvre", appelées à travers des transformations douloureuses à devenir fil, chemise, puis chiffon, enfin papier sur lequel on écrit les histoires et les savoirs, avant de disparaître en flammèches, laissant dans l’air autant de petits êtres invisibles, égalant en nombre les fleurs qu’avait porté le chanvre….
Francesco Biamonte/mh
Hans Christian Andersen, "Contes et histoires choisis", édition de Cyrille François, traduction de David Soldi, bilingue danois-français, Classiques Garnier.
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