Constance est monteuse de documentaires. Un jour, elle découvre l’autobiographie d’Alice Guy, la première femme cinéaste. Dans ses mémoires, la réalisatrice évoque une ascension du Mont Blanc à laquelle elle aurait dû renoncer à cause de son mariage. Constance décide de réparer l'Histoire en créant un court métrage qui montrerait la cinéaste au sommet de la montagne. Pour cela, elle cherche un film perdu d’Alice Guy, "Bataille de boules de neige", réalisé en 1900. La tâche s’avère difficile car bea
ucoup de pellicules de l’époque, composées de nitrate, support particulièrement instable, ont aujourd'hui disparu.
Fiction et réalité se rejoignent
Constance, l’héroïne de "Nitrate", se lance dans une enquête sur la pionnière du cinéma Alice Guy. Une figure du cinéma qui fascine aussi l’autrice Céline Zufferey. "Elle a réalisé son premier film en 1896, un an après l’invention du cinéma. Elle a dirigé les studios Gaumont de 1897 à 1907, les plus grands studios du monde à l’époque. Elle part ensuite aux Etats-Unis, où elle créé sa société de production, Solax, avant de revenir en France en 1922. Elle est alors ruinée à cause de la mauvaise gestion du studio par son ex-mari", explique l'écrivaine, interrogée par la RTS.
Au cours de sa carrière, Alice Guy a réalisé plus de 700 films, dont les premiers films de fiction. Comme son héroïne, en lisant ses mémoires, Céline Zufferey est marquée par un passage parlant de son envie d'effectuer l’ascension du Mont Blanc: "Elle y a finalement renoncé à cause de son mariage. Là, tout s’est mis en place. Je me suis dit que si un film montrait Alice Guy monter sur le Mont Blanc, c’est qu’elle y serait montée." L’idée du roman est née.
La fiction rejoint alors la réalité, comme une vengeance. "La fiction a le pouvoir de faire advenir des choses n’ayant pas eu lieu. Plus je m’intéressais à l’histoire avec un grand H et la manière dont elle était écrite, plus je me rendais compte qu’il s’agissait d’un récit rédigé sur la base de traces laissées par des faits réels et en aucun cas d’une science exacte", poursuit Céline Zufferey.
Un roman sous expertise
Pour rendre son histoire réaliste, Céline Zufferey a revu ses bases en cinéma. Elle commence par lire des ouvrages spécialisés. "On m’a appris à l’école que le cinéma avait été inventé par les frères Lumière. En fait, il s’avère que les frères Lumière ont inventé un appareil qui était en effet le meilleur pour capter la réalité et la retransmettre, mais ils n’étaient pas les seuls. Plus je lisais, plus la date d’invention du cinéma reculait et plus il y avait de multiples inventeurs."
Elle s’adresse aussi à des historiens du cinéma, qui lui montrent la subjectivité de l’histoire et ses incertitudes. "L’histoire est parsemée de trous. En tant que novices de l’histoire, nous ne voyons pas ces trous-là. L’histoire donne l’impression d’être un récit complet, mais cela n’est pas le cas."
La fiction pour réparer l’histoire
Si les professeurs et les historiens en cinéma connaissent Alice Guy, cela n’est pas le cas du grand public. Pour Céline Zufferey, le roman "Nitrate" prend alors tout son sens. "L’histoire, cela ne suffit pas. Il faut aussi faire la légende de ces figures-là. J’ai l’impression qu’on a tendance à davantage faire la légende de personnages masculins. Dans nos fictions et nos imaginaires, il faut donner une place aux figures féminines. La littérature et la fiction ont le pouvoir de faire une place aux figures oubliées dans nos imaginaires."
Propos recueillis par Manuela Salvi
Adaptation web: Myriam Semaani
Céline Zufferey, "Nitrate", éditions Gallimard.