Et si l’Empire romain avait connu la machine à vapeur? Si la révolution industrielle avait démarré sous Néron? C’est l’uchronie à laquelle s’amuse Raphaël Doan, agrégé de lettres classiques, magistrat et essayiste, qui pose la question – non pas à une machine à vapeur, mais à l’intelligence artificielle GPT. Puis il commente les propositions narratives de GPT en historien, en citant fort à propos Sénèque, Plutarque ou Aristote.
Il le fait en conscience de ce qu’est et n’est pas GPT: une machine qui aligne des mots en suivant une logique statistique. La véridicité n’est pas son problème. Le sens n’est pas son rayon. Et il faut la rediriger et lui redonner régulièrement des consignes pour qu’elle travaille et retravaille un texte jusqu’au moment où nous pouvons investir ces textes d’un sens qui nous intéresse.
GPT ne comprend rien à ce qu’elle raconte. Mais nous, on y voit du sens. Pour faire du travail historique, c’est inapplicable. En revanche, c’est très intéressant pour l’uchronie.
Susciter des idées
Dans le cas qui nous occupe, les propositions rédactionnelles de la machine souffrent souvent d’une platitude stylistique certaine, de sorte que l’on se réjouit à tous points de vue de retrouver régulièrement les commentaires écrits de main d’homme - plus intéressants que ce qui les suscite. Mais l’IA parvient aussi à mêler ses sources de manière inattendue.
Ainsi, s’agissant d’imaginer l’électrification de la ville de Rome sous Tibère, on voit surgir une figure composite, l’entrepreneur et savant Magon, que GPT construit en mêlant notamment Edison et Sénèque. Un hybride dont Doan pense que sans GPT, il n’aurait pas songé à l’inventer. Et qui appelle des questionnements: pourquoi, justement, la figure de l’ingénieur est-elle liée à l’émergence de l’époque moderne?
Doan propose une explication (on pourrait en avancer d’autres): la pensée antique, dominée par le platonisme, considère souvent frivole ou grossier d’abaisser la perfection des idées mathématiques à des réalisations pratiques. De même pour la machine à vapeur: l’idée qu’elle surgisse à Rome n’est pas complètement absurde, puisque Héron d’Alexandrie avait bien inventé une première machine à vapeur (d’une puissance encore infime) au Ier siècle. La question n’est plus alors de s’extasier sur les accomplissements du génie antique, mais de s’interroger sur sa stagnation. Pourquoi ce potentiel n’a-t-il pas été exploité à des fins industrielles? C’est dans ce genre de commentaire ou de renversement de perspective que le livre donne le meilleur.
Des propositions parfois superficielles
Sur de nombreux points, les propositions du texte peuvent sembler frustrantes et superficielles, par exemple quand GPT annonce que le progrès technique amène à l’émancipation des femmes, sans articuler en rien la relation entre évolution technique et conscience politique, donnant pour acquis que l’une entraîne l’autre - et ici, l’auteur humain ne nous éclaire pas. Ou quand Raphaël Doan choisit de ne pas interroger la crise de la civilisation industrielle (entre épuisement des ressources et réchauffement climatique).
Il faut dire que, comme l’explique Doan lui-même, la machine GPT tend à se montrer très positive et produit spontanément des scénarios non conflictuels. Et puis l’auteur lui-même a sans doute d’autres préoccupations que le lecteur soussigné.
Mais il faut le reconnaître: ces frustrations de lecture s’avèrent ainsi, en même temps qu’agaçantes, franchement stimulantes par les questions qu’elles ouvrent. Tandis que les commentaires de Raphaël Doan ne cessent de nous interroger à la fois sur l’Antiquité et sur notre époque. Jusqu’à nous faire nous demander, avec Yourcenar et son Hadrien, si Rome, splendide et esclavagiste, éprise de morale et corrompue, a vraiment chuté - ou si elle ne s’est pas simplement métamorphosée, et continue de se métamorphoser dans notre civilisation.
Francesco Biamonte/mh
Raphaël Doan, "Si Rome n’avait pas chuté", ed. Passés Composés.
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