C’est vraiment trash, et vraiment sensible. Le titre déjà: "Charge". Une charge antipsychiatrique signée de la slameuse, rappeuse et désormais écrivaine nommée Treize. Dès la première page, il y a la charge, pondérale, d’un corps qui dit lui-même accumuler la graisse comme les mots manquants d’un livre qu’il faudra écrire - elle dit que son ventre est la partie la plus intelligente de sa personne. Et quand on voit ce que peut son cerveau dans le domaine du langage, on se dit en effet que son ventre, où fermente la matière du texte, c’est quelque chose!
Je suis comme une ville dans laquelle il n’y aurait que des culs-de-sac.
Charge explosive des premiers jets d’écriture où par la grâce de la métaphore et du rythme, bref, de la poésie, Treize nous fait entrer dans son corps et dans sa tête. Dans son corps: c’est très important - car c’est dans la mémoire physique qu’elle va chercher l’évocation de dix années de souffrance, d’humiliations subies, de soumission feinte ou forcée à une institution psychiatrique jugée par elle profondément abusive, structurellement violente.
Pouvoir et violence
C’est le rapport de pouvoir trop asymétrique entre corps psychiatrique et sujet psychiatrisé qui est l’œil du monstre, le cœur du mal. Pouvoir du psychiatre d’administrer, d’ordonner, d’enfermer, de soumettre le patient à des soins sans son consentement. Comme la sismothérapie, l’avatar actuel des électrochocs: Treize la vit comme une menace, un chantage destiné à lui faire accepter sans contestation tout autre traitement chimique, même si elle aspire profondément à expurger ses veines de cette chimie. Face à ce pouvoir dénoncé avec violence, l’autrice raconte son habileté à feindre la soumission, pour éviter une "violence thérapeutique" plus grande encore.
J’avais besoin de ne pas me soucier des psychiatres, d’écrire pour moi, avec mes mots à moi. (…) Je n’ai pas écrit à charge contre eux, parce que j’avais besoin de les évacuer pour écrire. Mais d’avoir écrit tellement pour moi, ça rend d’autant plus visibles les violences psychiatriques. Alors bien sûr, là, le bouquin est une bonne grosse charge.
Pour elle, la psychiatrie lui a fait plus de mal que la maladie. Treize n’essaie pas d’être pondérée ni juste à l’endroit de l’institution psychiatrique. Au contraire. Elle assume un texte massivement subjectif - au sens d’une personne devenue un objet psychiatrique, qui affirme à plein régime le statut de sujet, de personne. Massivement subjectif, et en ce sens incontestable.
J’écriture pulsionnelle. / J’écris. Je tue. Je ruisselle.
Ailleurs: la tendresse des moments où elle écoute le récit intime et rare d’un ami psychiatrisé. Sans commenter, sans répondre, sans analyser. Au souvenir de toute la honte éprouvée, et face à la psychiatrie, l’ami dit d’une voix douce (la voix de Treize aussi est douce): "La honte doit changer de camp".
Ailleurs encore: engluée dans un lit, la vision spirituelle, chamanique, de soi-même en joueuse de poker existentiel, jouant le tout pour le tout. Quoi miser, puisqu’elle a déjà "brûlé ses pierres de terres précieuses" et que ses plumes sont parties dans le vent? Elle pose sur le vert émeraude du tapis de jeu ses mots, puis sa peau dure et trouée, qu’elle enlève d’un seul geste. Puis son âme. "Pour sûr, elle va gagner".
Libérée par l’écriture
Et en effet, après dix années, Treize parvient à s’engouffrer dans une "fenêtre thérapeutique", soit une baisse de médication proposée par une psychiatre. Par cette fenêtre, elle quitte le "pays psychiatrique".
Et commence dans un long printemps l’écriture de ce livre. L’écriture est joie. Même l’écriture de la souffrance. Elle calibre chaque mot, chaque virgule, construit patiemment son bref ouvrage. L’illustre de poèmes, comme des vignettes, qui arrivent de place en place. Jusqu’à un final recueilli, d’une délicatesse merveilleuse - un texte posé comme une fleur aérienne sur le mémorial de la "patiente inconnue".
Francesco Biamonte/aq
Treize, "Charge", ed. La Découverte.
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