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"L'âme au bord des cheveux", la mémoire du Cambodge par Séra

Séra. [éditions Delcourt]
Entretien avec Séra, auteur de la BD "L'âme au bord des cheveux", ed. Delcourt. / QWERTZ / 24 min. / le 1 juin 2023
Entre collage et récit, Séra, né à Phnom Penh en 1961, poursuit dans sa bande dessinée "L'âme au bord des cheveux" l'œuvre d'une vie: comprendre, entre photos, livres, articles et souvenirs intimes, ce qui s'est passé lors de la guerre du Cambodge.

Une femme cambodgienne pose, appuyée sur la portière d'une voiture de fabrication yougoslave. La forme de la carrosserie raconte un monde. Un dessin au trait, léger, délicat, un peu fantomatique. Mais la sensation est précise, la sensation du bras sur la portière. Un paysage aussi, suggéré et précis à la fois, humide.

C'est le premier dessin d'une bande dessinée documentaire et mémorielle. Séra, artiste né en 1961 à Phnom Penh, de père cambodgien et de mère française, nous plonge dans les années qui précèdent le génocide. Le livre s'achève au moment où les Khmers rouges entrent dans la capitale en avril 1975. Un événement annoncé dès la première page. Avoir "l'âme au bord des cheveux" est une expression khmère qui signifie "être mort de peur".

Un récit haché et abrupt

Ce sont 160 pages touffues, denses, personnelles et parfois didactiques. Un récit haché et abrupt dans lequel on trouve des citations tirées d'ouvrages historiques, un roman d'espionnage érotique utilisé comme une source historique, des fragments de déclarations politiques émises par des personnalités cambodgiennes, américaines ou françaises, des scènes de guerre, de barbarie (des militaires mangent le foie des ennemis tués pour que leur âme ne revienne pas les hanter). Plus rarement, une douceur bouddhique. Souvent, des notes en bas de page: une rigueur presque académique pour citer ses sources. Et aussi des couvertures de Newsweek de cette époque redessinées par Séra, des photos de presse, certaines célèbres, redessinées elles aussi, expliquées parfois

Les photoreporters de l'époque apparaissent eux-mêmes, lâchent quelques mots dans un phylactère: ce sont Françoise Demulder, Sylvain Julienne, Sou Vichith, et l'on sent bien que ce sont eux, les héros de guerre de Séra. Pour leur courage, leur noblesse romantique et parce qu'ils offrent à la restauration du souvenir quelques images, dans un conflit infiniment moins documenté visuellement que la guerre du Viêt Nam.

Planche de la BD "L'âme au bord des cheveux" de Séra. [Editions Delcourt]
Planche de la BD "L'âme au bord des cheveux" de Séra. [Editions Delcourt]

Dans la tête de Séra

Travaillant énormément d'après des photos, Séra les redessine. Il les transpose dans sa palette de gris, gris beiges, gris verts, déchirés parfois de rouge sombre. Les redessiner (plutôt que de les coller telles quelles), c'est pour lui une façon de se les approprier; pour nous, c'est une manière de leur donner une homogénéité esthétique, d'être dans la tête de Séra, dans ce que ces images sont pour lui.

Et puis on le trouve, Séra, au détour d'une page, nouveau-né, entouré de sa mère française, blonde, et de son père cambodgien. Ce sont eux, ses parents, qui rayonnent dans leurs beaux habits fleurant la fin des sixties - la mère en petite robe, le père en complet, pipe à la main - sur la couverture de l'album. Cette couverture place tout ce récit-collage sous le signe des parents. On comprend peu à peu, au fil de la lecture, que la disparition du père sera le point d'arrivée de cette narration. Séra a 13 ans.

Le travail d'une vie

C’est là le dernier opus paru d'un travail d'une vie. Séra a déjà réalisé toute une série d'albums qui traitent de l'histoire du Cambodge - réédités par Delcourt à l'occasion de la présente parution. "L'âme au bord des cheveux" est le premier où il se met en scène lui-même. Il se met en abyme, même, dans sa relation au dessin et à la bande dessinée. Il nous raconte sa fascination pour les artisans qui sur les marchés du Cambodge rehaussaient des photos au pinceau, ce que lui-même fait aujourd'hui à son tour dans un contexte changé. Il colle encore dans cet ouvrage le plus ancien dessin de sa main qu'il ait retrouvé: un militaire khmer tirant sur les Viêt-Cong. La guerre. un dessin d’après photo. Encore. Déjà.

On referme le livre. Quelques-uns des fantômes qui l'ont traversé se sont déposés en nous. Comme cette chienne, qui apparaît sans raison dans une page énigmatique, sous un couple de jeunes mariés vietnamiens. Cette belle chienne sombre dont la silhouette fait apparaître les tétines. Que fait-elle là? On ne le saura jamais. Elle a passé, c'est tout.

Francesco Biamonte/ld

Séra, "L'âme au bord des cheveux", Delcourt/Mirages, 2023.

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