C’est un essai inquiet. Inquiet pour l’avenir de l’humanité, et plus spécifiquement pour la condition féminine. Un livre féministe donc. Mais qui, paradoxalement, relativise l’apport du féminisme. Car les luttes féministes, à en croire Véra Nikolski, autrice de "Féminicène", n’ont pas joué un rôle décisif dans l’émancipation des femmes. Le vrai moteur de cette émancipation? Pour l’essayiste, il s'agit de la révolution industrielle.
Aux antipodes du récit héroïque
Parce que le capitalisme industriel a fait des femmes des ouvriers comme les autres - enfin, moins payées que les autres, mais des ouvrières tout de même, accédant avec le salariat à une forme d’autonomie. Parce qu’en faisant chuter la mortalité infantile, le progrès médical a permis à la société de se contenter d’une natalité bien moindre, une évolution qui libère partiellement les femmes d’une assignation à enfanter pendant une bonne partie de leur vie active. Parce que le différentiel de force physique moyenne entre femmes et hommes devient insignifiant face à une machine. Parce qu’en permettant aux femmes, comme aux hommes, d’ouvrir un robinet dans la maison, ou d’appuyer sur un bouton pour laver le linge, la révolution industrielle leur a permis de consacrer du temps à d’autres choses. D’accéder à l’éducation. De vivre en dehors de l’assignation domestique.
Dans les deux cents années d’ascension fulgurante de leur condition (fulgurante, oui, en regard des dizaines de milliers d’années où cette condition n’évolue guère), les femmes ont pris, et ont bien fait de prendre, ce que la société dominée par les hommes voulait bien leur donner.
Ce que je reproche au féminisme, ce n’est pas de parler des droits, c’est de négliger le reste.
Quand on aime le féminisme, on peut se sentir frustré par ce bilan, aux antipodes d’un récit héroïque. Et sans doute l’autrice va-t-elle (par provocation?) un peu loin. Véra Nikolski, d’ailleurs, ne nie pas que ces luttes féministes ont joué un rôle. Mais elle les soumet aux conditions matérielles qui rendent l’émancipation pensable et possible. Son regard doit beaucoup au matérialisme historique de Marx et Engels. Son féminisme, à Simone de Beauvoir. C’est ce regard qui rend cet essai passionnant et remarquable - notamment dans sa manière d’envisager un féminisme d’avenir.
Retour de bâton
Car si c’est la société industrielle qui a permis l’émancipation des femmes, que se passera-t-il si, bon gré mal gré, l’humanité se désindustrialise? Si les rapports du GIEC ou du Club de Rome ont raison? Si les ressources fossiles, fondement de l’industrialisation, s’épuisent? Si la démographie mondiale s’effondre, comme des projections sérieuses l’annoncent? La force physique des hommes et le rôle reproductif des femmes ne risquent-ils pas de fonder à nouveau une discrimination, une domination masculine accrue? Suffira-t-il que quelques générations aient pensé et voulu l’égalité homme-femme, en dignité et en droit, pour que cette pensée structure, autant qu’aujourd’hui, et en dépit des imperfections de ladite égalité, la vie en commun?
Ne vaut-il pas mieux armer les femmes plutôt que de les protéger?
S'affirmer dans les métiers d'avenir
Véra Nikolski ne le croit pas. Alors elle invite à un féminisme moins idéaliste que celui qui prévaut aujourd’hui. Selon elle, il n’est plus temps de jeter l’opprobre sur les reliquats d’une domination masculine bien moins hégémonique que naguère. Sur ce point en particulier, on peut regretter que Véra Nikolski mette une grande énergie à critiquer le néo-féminisme plutôt qu’à proposer sa réflexion comme une nouvelle aile ou un nouveau temps du même mouvement féministe.
Puisse sa proposition aiguillonner plutôt que diviser. Car elle invite avant tout les femmes à prendre les places qui sont aujourd'hui, de fait, possibles à prendre, dans les secteurs clé de l’avenir. Des femmes agronomes, des femmes militaires, des planificatrices, des ingénieures en matériaux. Plutôt ingénieure, oui, dit-elle à ses propres filles, comme sa propre mère, ses deux grands-mères et ses sœurs, que sociologue comme elle-même. Pour un féminisme du faire, plutôt que de la revendication. Un féminisme à son sens bien plus pragmatique dans les temps sombres qu’elle voit venir.
Francesco Biamonte/mh
Véra Nikolski, "Féminicène", ed. Fayard.
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