Victor Hugo l’a clamé: "La forme, c’est le fond qui remonte à la surface". Mathias Enard en sait quelque chose, lui qui joue depuis toujours avec la métrique intime de ses récits. Un train de nuit démarre, et c’est une phrase unique qui file sur les lignes de "Zone" (2008), roman scandé au rythme d’une page par kilomètre parcouru. Autre nuit, celle de "Boussole" (Prix Goncourt 2015) dont chaque page équivaut, comme en temps réel, à 90 secondes du récit.
Joueur virtuose, Mathias Enard l’est assurément. Mais ces expériences formelles ne sont pas là pour l’épate. Car le rythme, la musique et la précision de ses mécanismes romanesques servent d’abord l’émotion, la sensation. "Déserter", son nouveau roman, en offre une nouvelle illustration. De manière presque déchirante, sa lecture nous met en présence de deux brefs récits alternés dont les styles divergent et se toisent.
Au tout début du projet, il y a cette question, comme un problème scientifique à résoudre: est-ce qu’il est possible d’écrire le XXe siècle depuis le XXIe en 150 pages?
Premier récit, celui d’un déserteur, errant dans une lande méridionale et tentant, à son corps défendant, de se défaire des oripeaux de la guerre. Dans une langue merveilleusement poétique, traversée par une sensualité noire, Mathias Enard décrit à fleur de peau la brutalité de la guerre et ses effets sur les corps meurtris.
"tu as faim à faire peur
tu as faim jusqu’à la racine des cheveux
imaginer le petit âtre du porche de la cabane et une volaille y crissant sur la braise le tord de douleur rageuse"
Extrait de "Déserter" de Mathias Enard
A cette prose incantatoire répond, miroir déformant, celle d’un second récit plus complexe, composé de lettres, de documents d’archive et d’un journal à la première personne: celui d’Irina, fille d’un grand mathématicien réchappé de Buchenwald, un certain Paul Heudeber. Situé en 2021, ce second fil narratif revient, vingt ans après, sur le fiasco d’une cérémonie en hommage à son père. Un colloque scientifique qui devait se tenir sur les eaux de la Havel, à Berlin, à bord d’un bateau de croisière destiné à naviguer un certain 11 septembre 2001.
Maths et guerre froide
A travers le destin de ce génie des mathématiques, arc-bouté jusqu’à la déraison sur ses convictions communistes, Mathias Enard parcourt ainsi en zigzags l’histoire du XXe siècle, hantée par les guerres, chaudes ou froides et le spectre, très germanique, de l’éternel retour. D’une érudition folle, ce fil narratif soulève des questions essentielles sur la géopolitique européenne, l’esprit de l’engagement et le rôle de l’art poétique dans un monde de scientifiques.
Je pensais à notre croisière de la veille; le monde avait changé, des vies avaient été perdues, comme tous les jours, mais surtout une partie de notre foi s’était effondrée avec les tours - notre foi en une forme de paix, de réparation, s’effritait (...)
A la lecture de "Déserter", l’effet produit par l’alternance de ces deux récits est aussi mystérieux qu’envoûtant. On cherchera, bien sûr, les correspondances possibles entre ces deux histoires, toutes deux hantées par la guerre, toutes deux habitées par la figure d’un père absent.
Mais c’est surtout par le vertige de son architecture, croisant l’horizontalité de la marche à la profondeur de champ de la grande histoire, la poésie de la nature aux raffinements de la science que ce roman nous emporte. "Déserter", un infinitif comme une injonction, une ligne de conduite peut-être, pour échapper au retour du pire.
Nicolas Julliard/aq
Mathias Enard, "Déserter", ed. Actes Sud.
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